On ne le regardait presque Jamais.
Sur la place de Rezé, le monument aux morts était
sans vie. Ce soir-là, on ne le voyait carrément
plus lorsque dans le brouillard, ils sont un à un apparus,
se détachant lentement de sa masse de pierre. Ni gens ni
fantômes. Juste des apparences en manteaux bleu horizon
dans leurs pantalons rouge sang d'août 1914. À l'heure
où toute la ville essaie de ne penser qu'à bien
dormir, des dizaines de soldats quittaient leur monument pour
un effrayant carnaval militaire.
De l'un était partie la moitié du visage.
À l'autre, manquait une main, un il. Des jambes presque
emportées. Et cette boue séchée en plaques
et toute cette poussière autour des molletières.
Des pieds nus rétrécis par la terreur, orphelins
de leurs godillots. Et
tous ces fusils, certains tordus, d'autres fondus dans des mains
qui s'agrippaient encore. Il y avait là deux cent quatre-vingt-huit
soldats, debout comme ils étaient morts, regroupés
en rangs brouillons. Ils s'étaient mis en marche sur ordre
d'un officier en gants blancs : le lieutenant Marc de Monti de
Rezé.
- Mission spéciale de grande vérification ! avait-il
annoncé.
Le cortège brinquebalant arriva près de l'église
Saint-Paul où le lieutenant fit s'immobiliser la compagnie.
Il sortit de sa poche la liste des deux cent quatre-vingt-huit
hommes de Rezé tombés un peu partout sur et pour
la France, et exigea d'eux un garde-à-vous qu'aucun ne
pouvait tenir.
- Sergent Sorin, faites l'appel ! ordonna-t-il agacé.
Sorin rejeta vers l'arrière ce qu'il lui restait de casque
; on aurait pu y égoutter des nouilles par les trous d'éclats
d'un shrapnell allemand.
- Ch'ais plus bien lire, mon lieutenant. La mémoire ! Faut
pas m'en vouloir, j'ai plus toute ma tête !
Monti de Rezé aurait bien souri du terrible humour de Sorin
mais il ne pouvait plus. La balle qui lui avait traversé
l'abdomen le faisait à jamais grimacer. Elle tournait dans
son ventre avec l'obstination d'une horloge comtoise. Il insista.
Sorin s'exécuta, à voix basse pour ne pas inquiéter
le voisinage.
- Bardin ?
- Présent !
- Bernard ?
- Z'ent !
- Blourde et Boujeaud ?
- Présents !
Brosseaud, cul-de-Jatte du 18 septembre 1916 et trépassé
à Bar-le-Duc, confirma sa présence au ras du sol.
Lozon, Macé, Monnier, Monti, Perraud, Redor, Rontard...
tous les morts étaient présents. Visonneau fermait
le ban.
Voilà quatre-vingts ans qu'ils étaient tous morts.
Le temps d'une vie d'homme s'était écoulé
et aujourd'hui, ils voulaient enfin savoir. Vérifier qu'ils
avaient fait la guerre pour que cela en vaille leur peine.
- Qu'on n'est pas morts pour rien, quoi ! lança Soulas
en dressant vers l'obscurité du ciel sa main ouverte, celle
qu'il n'avait pas perdue dans la première neige des Vosges.
Du fond d'une sacoche percée, Monti de Rezé fit
remonter une vieille carte entre les ailes blanches de ses gants.
En grimaçant, il perça le brouillard du regard pour
tenter de reconnaître les lieux et de répartir ses
troupes.
À Sorin, Monnier et Blourde revint le carré de rues
autour de l'ancienne école. Monnier, le tranquille instituteur
dont l'écriture si régulière faisait envie,
aurait bien fait savoir deux ou trois choses importantes aux enfants.
Il caressa les murs du bâtiment d'un doigt tremblant sans
rien oser y écrire puis, à son habitude, passa son
pouce sur son front comme pour en chasser la pastille écarlate
qui le marquait. Il était tombé, à Goumay,
d'une seule balle entre les deux yeux, le 15 juin 1918.
Les trois hommes dévisageaient la ville lorsque Blourde
rompit brusquement le silence :
- Attention ! Une automobile qui fonce comme une balle ! lança-t-il
en pointant son doigt sur une voiture qui filait au loin. Du carrefour
suivant, les soldats découvrirent, effarés, de grandes
boîtes vitrées où des gens semblaient vivre
les uns au-dessus des autres.
Et rue Vigier, une petite maison les intrigua sérieusement
; la seule dont les volets n'étaient pas fermés.
Sur son toit, une sorte de fourche-râteau était amarrée
à la cheminée et un feu bleu éclairait sa
fenêtre.
Les trois soldats prirent position en embuscade derrière
des buissons. Le sergent Sorin déplia son périscope
et l'ajusta au-dessus du parapet du jardinet, en direction de
l'étrange lueur.
- C'est une sorte d'orage domestique qui jaillit d'une caisse
sombre. S'éclaireraient-ils avec des éclairs ?
- J'étais sûr que la société ferait
des progrès et le progrès des avancées, commenta
Monnier ébloui. Raconte, Sorin!
- C'est un cinématographe qui garde les images collées
sur sa vitre. Et coloriées comme les belles cartes postales,
ces visions ! Et qui parlent en plus !
Serrés les uns contre les autres, les soldats avaient maintenant
le nez collé au carreau, le menton posé sur les
briques luisantes qui encadraient la fenêtre de la petite
maison. Les images se succédaient : un centre-ville d'aujourd'hui
rasé, des corps vidés de vie, des visages effarés
dans des mains tremblantes. Monnier qui voulait comprendre interpella
Sorin :
- Passe-moi ton esgourdomètre. Ça fonctionne entre
les sacs et les boisages des tranchées, ça va pas
se laisser impressionner par une vitre!
L'appareil plaqué au carreau, il entendit la guerre qui,
elle, n'était pas morte.
- Mais raconte, Monnier !
- Une voix dit qu'il y a deux morts à Sarajevo !
Monnier glissa et s'assit dos au mur, à même la pluie.
C'est ainsi qu'il avait été tué. Il boucha
rageusement sa blessure coquelicot de toute sa main :
- Pas possible qu'on soit morts depuis si longtemps et qu'on n'ait
pas avancé !
Les conclusions de la mission de vérification allaient
être douloureuses pour les deux cent quatre-vingt-huit victimes
: leur terrible guerre n'avait pas suffi à décourager
toutes les autres. Blourde avait repris l'observation.
- Ils disent quelque chose comme Rouanda. Et c'est pas de la joie.
Ne bougez plus ! À côté de la boîte
noire, je vois un civil. Sur un fauteuil, une petite grenade plate
à la main. Attention ! Il appuie dessus !
Les trois hommes plongèrent au sol puis se redressèrent
lentement, baïonnettes sur le qui-vive.
- Ah ben ça ! s'exclama Blourde. En pressant dessus, le
grand-père a remplacé la vision par une autre !
C'est maintenant la carte de la Patrie avec des nuages qui se
baladent. Ils vont vers l'Allemagne. C'est sûrement les
gaz, avec les résultats. 16 Allemands gazés sur
la Champagne. 18 Fritz à Reims. 23 à Marseille,
avec un soleil de victoire dessiné à côté...
- Et voilà un gamin qui s'en mêle, chuchota Sorin.
Un enfant s'emparait en effet de la télécommande
en faisant de grands gestes de désapprobation. D'autres
images de guerres modernes apparurent instantanément. Avec
des civières. Des sirènes. Des chars blancs comme
neige.
Monnier arracha les écouteurs des mains de Sorin et entendit
le vieil homme réprimander l'enfant :
- Zappe la guerre à la fin ! Y'a bien mieux à voir
ou alors éteins-la ! Le feu bleu ferma doucement ses yeux.
L'obscurité se fit dans la pièce. Le jeune garçon
se retourna et sur l'écran de la fenêtre rayé
par la pluie brillante, il découvrit les trois visages
livides des soldats.
- Grand-père ! Une armée de morts ! hurla-t-il.
- Tu vois, nigaud, ça te tourne la tête, leur télé
!
Il n'y avait plus personne contre le carreau.
Dans une course désarticulée, les trois soldats
fuyaient. Les ordres étaient clairs. Il ne fallait pas
être vus. Surtout par un enfant ! Sorin poussa les deux
autres dans le dos :
- Repli sous le monument, nom d'un chien ! Faut disparaître
! Monnier se soutenait le front en courant.
- Mais... faut peut-être qu'il la sache notre horreur, le
gamin, pour pas qu'elle dure encore. Pour avancer, quoi...
- Tu perds la tête, Monnier ! Tu veux y rester? Toute la
compagnie au monument ! Le lieutenant Monti de Rezé entendit
l'alerte et répercuta la consigne.
De partout les soldats convergèrent vers la place. Soudain,
à l'angle de la rue Pré vert, un faisceau de lumière
coupa le chemin de Monnier, Sorin et Blourde qui sautèrent
aussitôt dans une tranchée ouverte pour des travaux
en cours.
Sa lampe de poche à la main, le garçon les avait
facilement repérés. Il s'approcha prudemment du
trou qui défigurait la chaussée et en braquant sa
torche sur le fond de la tranchée, il découvrit
un soldat de 1914 qui se protégeait les yeux d'une main
tremblante et se cramponnait à son vieux fusil de l'autre.
Monnier. Les deux autres avaient disparu. Tous les autres avaient
définitivement disparu des rues de la ville.
Monnier dégagea progressivement sa vue. Puis il se ressaisit
bouchant à nouveau sa blessure frontale pour éviter
d'effrayer l'enfant. Il osa :
- Rien de grave ! Enfin si, approche. Faut que je t'explique,
que je te raconte...
Sans un mot, le garçon éteignit sa lampe et prit
le risque de s'asseoir sur le rebord de la tranchée.
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