- Attention, Daniel, choisis-les bien, lui dit son père. Tous
les samedis tu en achètes cent, et pourtant il ne me semble pas
que tu fasses des progrès. Souviens-toi que plus tu en as, plus
tu auras du succès dans la vie.
- Oui papa, marmonna Daniel, en sortant pour se rendre au supermarché
des mots.
Il y allait tous les samedis, quand ses parents lui donnaient son argent
de poche. Cet argent, il ne le gaspillait pas en chewing-gums, en glaces,
en illustrés, en parties de flipper, il le dépensait tout
là. Dans son pays, en effet, les mots s’achetaient : on ne
pouvait utiliser que ceux qu’on avait achetés.
On les trouvait tous au supermarché comme dans le dictionnaire,
répartis dans les divers rayons selon les genres. A la disposition
des acheteurs, il y avait des vendeurs très compétents,
tous maîtres et maîtresses d’école diplômés,
capables de donner n’importe quel conseil.
Dès son entrée, Daniel se retrouva dans un rayon où
était diffusée en sourdine de la musique classique : c’était
celui des mots rares, fréquenté surtout par des poètes
et des écrivains, qui farfouillaient dans les étagères,
en quête de termes élégants et raffinés comme
enluminure, nyctalope, séraphique… Mais pensez voir si Daniel
allait gaspiller ses sous pour des mots pareils.
Poursuivant son chemin, il traversa un rayon décoré en rose,
celui des adjectifs destinés aux compliments amoureux. Un jeune
homme s’adressant à une maîtresse-vendeuse, était
en train de murmurer, timide et embarrassé :
- J’en voudrais une douzaine…
- A qui as-tu l’intention de les dire ? demanda la maîtresse-vendeuse.
- Heu…. Voilà…. Je voudrais les… je devrais les
dire à…
Le jeune homme rougit.
- J’ai compris. Que penses-tu de fascinante, délicieuse,
charmante ? Mais si tu me décris comment est ta bien-aimée,
je pourrai te conseiller avec plus de précision. Si elle est blonde
je te proposerai ensoleillée, lumineuse et dorée…
Daniel eut un petit sourire de compassion : il trouvait ridicule d’employer
de tels adjectifs.
Il arriva à un rayon où les étagères étaient
pleines à craquer de verbes. Garçons et filles s’y
approvisionnaient selon leur tempérament : les plus aventuriers
achetaient des verbes somme survoler, bourlinguer, sillonner, plonger
; d’autres au contraire préféraient les verbes contempler,
rêver, imaginer….
Des adultes en costume sombre, en revanche, choisissaient plutôt
économiser, accumuler, s’endetter, se reposer…
Daniel n’était pas non plus intéressé par les
verbes, et moins encore par les mots du rayon voisin, où la radio
diffusait des marches militaires et des musiques de films de guerre et
de supermen. Là, les clients étaient presque tous des jeunes
portant des blousons de cuir, des ceinturons à grosses boucles
métalliques et des bottes de « marine » américain.
C’était le rayon des mots agressifs, et sur les étagères
on trouvait des mots comme claque, coup de poing, bombe, mitrailleuse,
mercenaire. Seuls des maniaques, pensa Daniel, pouvaient faire des achats
à ce rayon.
Un rock endiablé provenait d’un rayon balayé de lumières
de toutes les couleurs. Un maître-vendeur, en jean et tee-shirt
portant l’inscription N.Y.Columbus University, parlait au micro
avec l’accent exotique de certains disc-jockeys.
- Come on, boys ! disait-il . Mots américains garantis d’origine,
fraîchement arrivés des United States. Si vous tenez à
être OK., approvisionnez-vous ici !
A ce rayon on vendait des mots comme hi-fi, look, sponsor, love, spot…
On se les arrachait, et les clients, garçons et filles, poussaient
tous les trois secondes de retentissants O.K. qui se mélangeaient
au chewing-gum qu’ils mastiquaient.
- Quels crétins ! murmura Daniel en s’éloignant.
Tandis qu’il continuait à se balader à travers les
rayons, il fut abordé par une maîtresse-vendeuse.
- Puis-je t’aider ? lui demanda-t-elle gentiment. Quel genre de
mots cherches-tu ?
- T’occupe, c’est pas tes oignons, fiche-moi la paix, ronchonna
Daniel.
- Je comprends, répondit la vendeuse sans s’étonner.
Dernier rayon au fond à droite.
Mais le renseignement était superflu : ce rayon là, Daniel
le connaissait comme sa poche. Il aurait pu le trouver les yeux fermés,
car il le fréquentait assidûment chaque semaine.
Comme d’habitude, il y avait foule, surtout des garçons.
Tout d’abord il vérifia qu’il y avait de nouveaux arrivages,
puis il se mit à faire son choix, farfouillant méticuleusement
dans toutes les étagères. Il prit son temps, essayant les
mots un à un. Il en savait un bout dans ce domaine : pensez donc,
c’était le rayon des gros mots.
Il en choisit vingt, de véritables chefs-d’œuvre. Ils
coûtaient très cher et, quand il les eut payés, il
ne lui restait plus beaucoup d’argent pour les quatre-vingts autres
qu’il devait acheter, mais cela ne l’inquiéta pas.
Comme d’habitude, il les prendrait au rayon où l’on
vendait les plus économiques, celui des mots faux, plein de fautes
d’orthographe et de prononciation. Ils étaient tous en solde,
et pour quelques francs on pouvait en avoir des kilos. Des mots du genre
: médessin, chossettes, orlogerie, bijous, cordonier, septambre,
profeseure, aréoport, girafle, enrevoir, sans parler de tout un
assortiment de verbes comme vous faisez, il courit, ils rompèrent,
tu mouriras, il est été, il tombat, il s’a cassé…
Certes, des mots pareils ça faisait mauvais effet à l’école
et les enseignants vous flanquaient des zéros à tour de
bras, mais Daniel s’en fichait. Ce qui lui importait c’était
la considération de ses copains : en effet personne ne connaissait
autant de gros mots que lui. Chaque fois qu’il faisait étalage
de son répertoire, ils restaient tous bouche bée.
Tandis qu’il rentrait à la maison, il se souvint que ses
parents l’attendaient avec impatience pour lui demander quels mots
il avait achetés, s’il avait bien choisi les plus beaux,
les plus utiles…
- Merde, pensa-t-il, mes vieux vont encore me les casser !
Mais il retrouva sa bonne humeur en pensant à ses copains :
- P…., lundi, dans ce foutu bahut, la gueule qu’ils vont tirer,
les mecs ! Ils vont tous en crever d’envie, ces c… .
Marcello Argilli
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