Sommaire
TRUQUEMOT
Une histoire écrite
par Claire Ubac et illustrée par Hermine Derien.
v
Les
blagues de Truquemot
A Céleri-sur-Poire, vivaient autrefois la mère jardin
et son fils Truquemot.
Un soir la mère jardin se frotta les yeux en passant devant
le poulailler de la famille Poireau: toutes les poules avaient une
fleur sur la tête en guise de chapeau. Le coq, lui, portait
fièrement un bonnet vert comme celui de Robin des bois. La
mère Jardin se pressa de retourner chez elle en murmurant:
- Pourvu que ce ne soit pas une blague de Truquemot...
Malheureusement si, c'en était une. Le père Poireau
l'attendait devant chez elle. Il tremblait de colère. Les bouts
de sa moustache piquaient fâcheusement vers le bas.
- Vous savez ce que votre fils Truquemot a raconté
ma fille?
Il lui a dit que les poules pondaient des ufs magnifiques si elles
se sentaient belles. C'est ça, et moi je suis la reine d'Angleterre!
Il continua en haussant la voix:
- Il ne reste plus une fleur dans mon jardin. Dites-moi où
votre fils va chercher toutes ces histoires ?
La mère Jardin s'excusa mille fois. Elle donna ses propres
fleurs au père Poireau pour le consoler. Puis elle chercha
son fils Truquemot et lui dit en soupirant:
- Fils bavard, quand cesseras-tu de raconter des histoires ? Truquemot
répondit avec conviction :
- La semaine prochaine, j'aurai dix ans, Maman, je suis grand. C'est
fini, je ne recommencerai plus.
Pauvre mère Jardin, elle avait déjà entendu cette
promesse. Mais le pire l'attendait encore. Trois mois plus tard, en
allant chercher le pain, elle trouva la boulangère qui lançait
un regard noir à ses clientes. Elle ouvrait toutes ses baguettes
d'un coup de couteau!
Truquemot lui avait raconté qu'il trouvait des curs en sucre
rose dans le pain. La boulangère jalouse s'imaginait que son
mari faisait la cour aux dames du village. De retour chez elle, la
mère Jardin avertit Truquemot:
- Quand te corrigeras-tu, fils bavard ? Un jour, il sera trop tard
!
Truquemot baissa la tête pour cacher son fou rire et il déclara:
- Cette fois, c'est fini. Tu verras:
onze ans, j'arrête les
mensonges.
Hélas ! Deux jours aprés ses onze ans, Truquemot réussit
convaincre le pére Courgette de retourner son champ. Le brave
homme avait cru au nouveau mensonge du garçon. Il pensait trouver
un trésor qui, bien sûr, n'existait pas.
À douze ans, Truquemot fit sauter son instituteur du haut du
clocher pour qu'il s'envole. Heureusement il y avait une charrette
de foin dessous !
À treize ans, Truquemot conseilla aux femmes de son village
de se promener dans les prés à dos de mouton pour que
leurs maris soient doux avec elles.
Un an plus tard, ce fut au tour des hommes de labourer avec des oies
en équilibre sur la tête. Truquemot les avait convaincus
qu'ainsi leurs femmes ne leur crieraient plus dessus.
À quinze ans, les gens du village se recouvrirent le corps
avec du fumier. D'après Truquemot, les soldats du roi seraient
repoussés par l'odeur, et ils renonceraient à faire
payer les impôts!
Truquemot était très habile : il savait profiter de
la faiblesse de ceux qui l'coutaient. Personne ne pouvait lui résister!
La
promesse
À seize ans, Truquemot dut trouver un métier. Sa mère
s'inquiéta :
- Qui voudra de toi ? Tu dis des sottises dès que tu ouvres
la bouche !
Pour finir, elle demanda au forgeron de prendre son fils. Il y avait
tant de bruit avec la soufflerie et les coups de marteau que le patron
n'entendrait pas les sornettes de Truquemot.
Au début, le forgeron fut satisfait de son apprenti. Un jour,
il lui confia la garde de la forge pendant qu'il s'absentait. À
son retour, il croisa un personnage, portant une cape tissée
de fils d'or, qui le salua majestueusement. Le patron demanda à
Truquemot :
- Qui tait-ce ?
- Oh, dit Truquemot, un prince d'Afrique en visite au château
de Petit-Pois. II veut un fer pour le pied de son éléphant!
Le forgeron était fier qu'un personnage si important ait besoin
de ses services. Il forgea aussitôt un énorme fer.
Mais le dimanche suivant, à la foire, il reconnut, sur une
estrade, le «prince d'Afrique». L'homme était torse
nu, attaché avec d'énormes chaînes, entre un cracheur
de feu et une danseuse du ventre. Ce n'était qu'un hercule
de foire!
Le forgeron s'approcha et lui demanda :
- C'est bien vous qui êtes venu à la forge avant-hier
?
- C'est bien moi, brave homme, lui répondit l'hercule. Votre
apprenti a ressoudé un maillon à la grosse chaîne
que voilà.
Le forgeron faillit lui demander où était son éléphant,
mais il se retint juste à temps. Le soir même, Truquemot
était renvoyé.
La mère Jardin était couturière. Elle travaillait
si bien que la baronne Petit-Pois lui faisait coudre ses vêtements.
Ce soir-là, elle se dépêchait de coudre l'ourlet
d'une robe que la baronne devait porter au dîner. La mère
Jardin appela son fils:
- Truquemot ! Tu iras porter la robe au château. Mais une fois
là-bas, promets-moi de ne pas ouvrir la bouche.
Les yeux suppliants de la mère Jardin firent honte à
Truquemot.
- Je te le promets, Maman.
Mais au château, il attendit pendant des heures. Les femmes
de chambre passaient sous son nez comme s'il était invisible.
Alors, ce fut plus fort que lui, il s'adressa à l'une d'elles:
- Vous êtes bien courageuse d'habiter ici. Est-ce que vous l'avez
déjà vu, l'affreux fantôme du château? Moi,
je l'ai rencontré une nuit près du cimetière,
avec ses bras déchiquetés, son nez troué, sa
bouche édentée !
Les servantes l'écoutaient en pâlissant. Au cours du
grand dîner de la baronne, l'une des servantes, encore toute
tremblante, lâcha la soupière sur la robe de la baronne.
Tous les invités furent aspergés.
Le lendemain, Truquemot vit ce qu'il n'avait jamais vu : sa mère
pleurait. Truquemot lut le billet qui était sur ses genoux.
La baronne Petit-Pois avait écrit qu'elle ne lui confierait
plus rien à coudre.
Truquemot pensa : "Cette fois, je suis allé trop loin
!" Si au moins sa mère gémissait ou lui faisait
des reproches. Mais non, elle restait silencieuse. Enfin elle lui
dit :
- Qu'est-ce que tu vas devenir, mon pauvre enfant ?
Il y avait une telle tendresse dans la voix de sa mère que
Truquemot sentit son cur se briser.
La
marmite des géants
La nuit même, Truquemot prit son baluchon. Il partit en pensant
: « Que puis-je faire d'autre ? Je ne pourrai plus regarder
ma mère en face... »
Au matin, la mère Jardin frissonna. La maison était
silencieuse. En regardant dans le jardin, elle vit une couronne de
fleurs que son fils avait laissée en souvenir dans son cerisier
préféré.
Truquemot, lui, s'en alla au bout du pays où il s'embarqua
sur un grand bateau. Il débarqua un mois plus tard, il traversa
un nouveau pays jusqu'à une autre mer où il embarqua
à nouveau. À force de traverser et d'embarquer ainsi,
Truquemot arriva à l'autre bout du monde.
À l'autre bout du monde, il y avait d'immenses volcans couverts
de forêts touffues. Truquemot s'enfonça parmi les arbres.
L'atmosphère était épaisse et humide. Entre les
troncs poussaient des fleurs énormes. Les fougères dépassaient
la taille de Truquemot. Sur le sol, il remarqua de grands creux réguliers,
qui avaient la forme... d'un pied gigantesque. Truquemot, effrayé,
regarda autour de lui. Il n'y avait aucun signe de vie, pas un seul
chant d'oiseau. Dans ce silence incroyable, la terre se mit soudain
à trembler. Boum, boum, boum, boum.
Truquemot courut comme s'il avait des ailes. En un instant, il se
sentit soulevé dans les airs. Des yeux grands comme des assiettes
le regardaient fixement. Truquemot se balançait dans la main
d'un géant.
Le géant l'emporta au plus profond de la forêt. Chemin
faisant, il gronda:
- Tu es bien le seul homme
oser t'aventurer dans cette forêt.
En une dizaine de pas, le géant franchit la forêt. II
déposa Truquemot au creux d'un volcan éteint. Truquemot
découvrit d'immenses maisons. Le géant se pencha vers
lui et lui expliqua:
- Autrefois, les hommes nous enchaînaient pour nous faire travailler.
Nous nous sommes enfuis, ici. Et pour qu'ils nous laissent en paix,
tous les ans, nous faisons un grand feu au village et nous dansons
jusqu'à faire tomber les arbres. Ainsi les hommes pensent que
le volcan entre en éruption. Et si l'un d'eux s'approche, gare
à lui !
Le pauvre Truquemot vit alors apparaître le chef des géants,
qui tonna:
- Demain à l'aube, tu seras cuit au court-bouillon dans notre
marmite à hommes. Les hommes sont tous nos ennemis et nous
n'aimons pas leur langue fourchue. Avec un grand rire, il ajouta :
- Sauf, bien sûr, àla sauce piquante. Truquemot pensa
:
- Vite, il faut que je dise quelque chose. Ou je suis cuit !
Le
mensonge raté
Truquemot se redressa face au chef. Il articula avec peine:
- J'ai l'air d'un homme, mais en vérité, je suis un
géant comme vous.
- Que dis-tu? demanda le chef.
- C'est une longue histoire, dit Truquemot.
Sans s'en douter, il avait trouvé de quoi gagner du temps.
Les géants étaient friands d'histoires. Le chef ordonna
:
- Nous entendrons ton histoire quand le soleil se couchera. Mais si
elle est fausse, gare à toi : ce sera le court-bouillon immédiat.
Truquemot n'avait aucune idée de ce qu'il allait raconter aux
géants. Pour la première fois de sa vie, il était
obligé de réfléchir à un mensonge.
D'habitude, les mensonges lui venaient tout seuls. Mais celui-ci avait
intérêt à être parfait, sinon... Truquemot
sentait déjà la chaleur du court-bouillon sur ses fesses.
Toute la journée, il sua à grosses gouttes, il se rongea
les ongles et se gratta la tête. Le soir, il avait trouvé
son histoire. Les géants attendaient en cercle.
Truquemot prit place au milieu d'eux et il commença son récit
:
- Je suis né géant àl'autre bout de la Terre.
J'étais bébé quand on annonça une catastrophe.
Les hommes avaient découvert notre territoire : ils arrivaient
avec leurs canons et leurs fusils. La seule chance pour nous en sortir
était de nous jeter dans l'océan et de nager jusqu'à
une nouvelle terre. Ma mère me chercha partout.
Ma sur m'avait emporté dans la forêt pour jouer avec
ses poupées et elle m'avait oublié dans un fourré.
Ma mère n'eut pas le temps de me retrouver. Le chef lui ordonna
de partir, car le temps pressait. Quant à moi, je fus découvert
par les hommes. Ils me placèrent dans une petite cage pour
que je ne grandisse pas. Je viens de m'enfuir, j'ai traversé
beaucoup de pays et me voici.
Les géants ouvraient des yeux ronds. Après un instant,
le chef parla :
- Comment peux-tu savoir que ta mère t'a cherché, puisqu'elle
n'a jamais pu te le raconter ?
Truquemot fit une horrible grimace. Il pensa : "Quel imbécile
je suis ! Je viens de me verser la première louche de court-bouillon,
dans le cou..." Il entendit à peine le chef ajouter :
- Pendant une seconde, tu as réussi à me faire croire
à ton histoire, cela mérite un petit sursis. Demain,
tu nous en raconteras encore une. Mais cette fois, ce sera la dernière.
Les larmes de Truquemot lui brouillaient les yeux. Il faillit crier
: "Non, cuisez-moi tout de suite!" Mais qui sait ce qui
pouvait arriver jusqu'à demain ? Il chercha tout au fond de
lui et il trouva de nouvelles forces pour se battre. Après
tout, il s'agissait de sa vie.
Il pensa aussi à sa mère avec tristesse : si elle le
voyait à cette minute, condamné à mort pour un
mensonge raté ! Elle avait bien prévu que tout ça
finirait mal.
Au même instant, la mère Jardin pensait, elle aussi,
à son fils. Elle était inquiète. La couronne
de fleurs du cerisier dans le jardin était illuminée
par lé soleil couchant. On aurait dit qu'elle brûlait.
Le rire des géants
Le lendemain soir, devant le feu, parmi les géants, Truquemot
se racla la gorge et déclara :
- Eh bien, j'avoue : je suis un espion envoyé par les géants
du pôle Sud. Notre roi pense que vous possédez un secret.
Il dit que votre court-bouillon rend délicieuse la chair humaine
qui est fade comme de la bouillasse. Alors, vous imaginez comme on
se régalerait avec un phoque farci plongé dans votre
court-bouillon !
Notre roi a demandé des volontaires pour aller vous voler le
secret de la recette du court-bouillon, mais personne ne s'est présenté.
Moi, je n'ai pas eu le choix : j'étais condamné à
mort pour avoir vu la princesse se baigner nue dans la baie aux Phoques.
Il m'a donc désigné.
Notre sorcier m'a enduit le corps avec de la crème de fourmis,
et je suis devenu aussi petit qu'un homme.Une fois dans la marmite,
je dois noter au fur et à mesure les ingrédients que
vous jetez dans l'eau. Le sorcier appellera ensuite mon fantôme
grâce à une formule magique et il lui fera tout répéter.
Voilà !
À peine Truquemot avait-il fini qu'une tempête s'abattit
sur le village. C'étaient les géants qui applaudissaient.
Ils faisaient autant de bruit qu'un ouragan.
Le chef dit en riant :
- Le roi de ton histoire est bête. Si un frère géant
veut notre recette, il n'a qu'à nous la demander ! Allons,
cette fois...
Il fut interrompu par les géants qui tapaient des mains et
des pieds en répétant :
- Demain, le court-bouillon! On veut une autre histoire, chef, allez,
rien qu'une toute petite!
- C'est bon, sourit le chef, encore une demain. Mais ce sera la dernière.
Les
larmes des géants
Quand Truquemot ouvrit les yeux, il pensa que ce matin-là était
son dernier matin.
"C'est trop injuste, pensa-t-il. Au moment où j'ai trouvé
le plaisir de partager mes histoires. Ah la, la, comme ils riaient,
les gants! Ce soir, je leur dirai un conte si fort qu'ils ne l'oublieront
jamais. Au moins, je finirai en beauté."
Mais cette fois, il eut beau suer, se ronger les ongles et se gratter
la tête, aucun nouveau mensonge ne lui vint à l'esprit
Lentement, une idée se fit jour en lui. Oui, mais... En serait-il
capable ?
Ce soir-là, au milieu du cercle, Truquemot raconta sa propre
histoire. Il dît toute la vérité, sans oublier
un détail. Il y eut des sourires quand il parla des poules
coquettes. Il y eut des rires à propos du fer de l'éléphant.
Mais quand Truquemot raconta les pleurs de sa mère, les géants
baissèrent la tête.
Le feu s'éteignit pendant son récit. Au dernier mot
de Truquemot, l'air vibrait encore de l'émotion des géants.
Là-bas, au village de Céleri-sur-Poire, le cur de la
mère Jardin palpitait de joie : un merle chantait sur le cerisier
de son fils.
Le chef écrasa une larme qui roulait dans sa barbe. Il dit
:
- C'est la première fois que j'entends parler d'un homme qui
veut se guérir de sa langue fourchue. Tu es vraiment digne
d'être un géant.
Il souleva Truquemot par le col aussi légèrement qu'un
chaton et le porta en triomphe dans tout le village.
Les géants firent mijoter une centaine de poules au court-bouillon
à la place de Truquemot. Puis ils dansèrent et chantèrent
tard dans la nuit autour de la marmite.
Le lendemain le chef des géants libéra Truquemot. En
échange, il promit de ne jamais révéler leur
cachette dans le volcan. Les géants lui firent confiance. Truquemot
retourna chez lui où l'attendait la mère Jardin. Il
gagna sa vie en contant. Il raconta des milliers de contes, trouvés
ou inventés, sauf un. Celui qui avait fait pleurer les géants...
FIN
Une histoire écrite par Claire Ubac et illustrée par
Hermine Derien.