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Entrer en lecture

L'expression a de quoi surprendre ou amuser. Entrer en lecture comme on entre en religion? Le principe consiste à interroger ou à remettre en cause les injonctions au mode impératif ou infinitif qui parcourent les cahiers de textes des élèves, qui inaugurent ou accompagnent la séance de travail d'explication de texte: Ouvrez votre livre à la page... Lire le chapitre II pour la semaine prochaine ...Mais reportez-vous au texte, relisez donc le passage... Toutes ces injonctions que nous reconnaissons tous avoir prononcées au moins une fois, parfois avec agacement, parfois avec colère ou par désarroi (Comment faire quand les élèves n'ont même pas lu les passages qu'on leur avait demandé de lire à la maison ? Comment passer à l'analyse, l'interprétation du texte, quand ce premier travail de compréhension n'a été vraiment fait que par une infime partie de la classe ?)... Le professeur, ici, part du principe qu'ils ne liront pas, qu'ils ne savent pas lire (Voir in Recherches n° 36, « Difficultés de lecteurs », l'article de Denis Fabé : « Je fais comme s'ils ne savaient pas lire » ) et qu'il lui appartient de construire avec ses élèves une approche de la lecture, de construire ensemble la posture ou position de lecteur. On oublie trop souvent qu'avec certains publics - et peut-être même faudrait-il donner un sens extensible au déterminant « certains » - il est urgent, nécessaire de travailler les gestes culturels. Qu'est-ce que faire lire un élève ? L'amener à la lecture ? C'est d'abord travailler une position physique ; celle de l'immobilité, qui s'oppose bien sûr, radicalement, à l'activité ou même à l'hyperactivité que pratiquent ou que manifestent les jeunes adolescents qui sont dans nos classes. Il y aura lieu de réfléchir à des positions intermédiaires, matérielles qui permettent aux élèves de mieux comprendre ce qu'est une activité « intellectuelle », une écoute « active », en dessinant, en écrivant sa lecture, par exemple, ou en improvisant une mise en scène, au fur et à mesure de ce qui est lu. Un apprentissage, en somme, de la concentration. C'est ensuite et surtout, comme l'explique Alain Bentolila dans son livre Le propre de l'homme, parler, lire, écrire (Plon 2000) aider l'élève à prendre le risque de quitter le monde du réel ou de l'action, pour franchir celui de la fiction ou de la pensée. C'est l'aider à risquer de perdre ses repères pour tenter d'en trouver d'autres. Faire lire, cela devient alors rendre l'élève capable de sortir d'un monde pour entrer dans un autre, pour revenir ensuite dans le premier, et faire ce voyage sans peur de se perdre, en acceptant le risque éventuel de ne pas comprendre. Un apprentissage, en somme, de la mobilité intellectuelle.