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Les Papules,
Yak Rivais, Lumières Noires (Medium de L’Ecole des Loisirs, 1991)

Voici une nouvelle intéressante parce qu’écrite entièrement sous forme de dialogue. Pas une seule phrase narrative. La communication va de la Terre à une navette spatiale et inversement, et lorsque la communication est coupée entre les deux, le dialogue se poursuit sur terre avec des caractères en italique.
C’est d’abord l’occasion de faire travailler les élèves sur le dialogue et surtout sur les représentations qu’ils en ont, à l’intérieur d’un récit. Souvent en effet, pour eux, les dialogues n’ont pas d’autre fonction que celle de « faire vrai » ; ils en écrivent au kilomètre, pour ne rien dire sinon : Bonjour, ça va ? – Oui, ça va, et toi, comment ça va ? Etc. En coupant la nouvelle avant la contamination de Lynnson, le professeur demande à ses élèves de donner une suite immédiate au début de la nouvelle. Les écrits obtenus rendent compte des difficultés à respecter la contrainte du dialogue, l’effet de « suspens » (l’épidémie gagne progressivement tous les occupants de la navette) ; c’est ainsi l’occasion de travailler ensemble ces contraintes et ces effets, pour pouvoir imaginer que le héros Krauser, quand il est atteint de la maladie, dise autre chose que « Mon général, moi aussi je suis contaminé ». Comment faire en sorte que l’écriture montre que Krauser est lui aussi gagné par cette maladie étrange qui rend heureux ? Véritable problème d’écriture et de conception narratologique !
De plus, la nouvelle fait comprendre au lecteur que le général donne l’ordre à la fin de détruire la navette. Le mystère reste entier : quelle est cette maladie dont on ne saura jamais rien, dont le caractère secret sera jalousement gardé par la raison d’état ? Il s’agit d’une affaire, d’une affaire d’état. Et comme toute affaire, elle demande qu’on constitue un dossier, dossier secret mais qui révèle et regroupe toutes sortes de documents réels ou fictifs. On demande aux élèves, par groupes, d’élaborer ce dossier. En imaginant et en répertoriant des types de documents possibles autour de cette histoire ; en les réalisant ensuite avec toutes sortes de matériaux et sous forme de fac-similés.
D’autres activités sont possibles à partir de cette nouvelle, mais ces deux-là placent l’élève au cœur du problème narratologique , au centre de la réception d’un texte lu. Faire des hypothèses, écrire dans les blancs du texte, lui donner un prolongement documentaire sont autant de façons d’amener les élèves à devenir des lecteurs coopératifs, capables de mettre en marche la « machine paresseuse » du texte toujours en quête, selon le sémioticien Umberto Eco, de lecteurs modèles.

Texte intégral

Les papules

- Allô! la Terre! Ici la navette! Il faut que je vous parle! Appelez le général Baxter!
- Je l'appelle. Il arrive.
- Ici le général Baxter. J'écoute.
- Ici la navette. Il faut que je vous parle, mon général.
- Que se passe-t-il, Krauser?
- Woodward parle sans arrêt. Son état mental me préoccupe. Il nous rebat les oreilles depuis des heures de son voyage de noces en Inde, il y a quatre ans, et surtout du Taj Mahal, un monument de là-bas.
- Je connais. Alors?
- On en a assez de son Taj Mahal, mon général. Je pourrais vous le décrire sans l'avoir jamais vu: son bulbe de marbre blanc, la plate-forme au bord de la rivière Yamuna, les quatre minarets, la chambre funéraire et les cénotaphes
incrustés de pierres précieuses. C'est sans doute très beau, mais ras le bol!
- Où en est Woodward?
- Il délire. Il ne sait plus où il est. Il confond la navette et son Taj Mahal. C'est vrai qu'il y a une ressemblance: le bulbe et le réservoir de carburant ont un air de parenté, de même que les kiosques latéraux et nos deux «boosters» auxiliaires.
- Mais Woodward?
- Il ne sait même plus que nous revenons d'un voyage de vingt mois autour de Mars. Il ne se rend pas compte que nous serons sur Terre dans trente heures. Il s'imagine avec sa femme au Taj Mahal, et il patauge dans le bonheur!
- Est-il dangereux ?
- Je l'ignore. Il est couché, sanglé dans son sac. Je lui ai administré un sédatif.
- Et Lynnson?
- Il la prend parfois pour sa femme. Elle est à bout de nerfs.
- Où est-elle?
- Ecoutez, mon général... Est-ce qu'on peut brouiller notre conversation?
- Non. Parlez. Que se passe-t-il?
- Woodward est malade, mon général. C'est son délire qui le pousse à parler du Taj Mahal parce que le monument lut rappelle un événement heureux de sa vie. Mais il y a autre chose...
- Parlez. Quoi donc?
- Des papules verdâtres sont apparues sur la peau de son visage et de ses mains. Je le soupçonne d'en avoir aussi sur le corps. Ces papules semblent indolores. Elles disparaissent lorsque la peau entre en contact avec un objet, comme une goutte d'eau fuit d'un support solide vers un buvard.
- Woodward s'en plaint-il?
- Non, mon général. Je crois qu'il est heureux dans son Taj Mahal fantastique.
- Nous vous placerons en quarantaine à l'atterrissage. D'ici là, que Woodward reste couché.
- A vos ordres, mon général... Excusez-moi, mon général, Lynnson m'appelle, je reviens !
- Que se passe-t-il? Krauser! Krauser! Bon sang, on ne l'entend plus, avons-nous perdu le contact? Krauser! M'entendez-vous! Krauser! Ici la Terre! Répondez!
- Allô! la Terre...
- Krauser! Où étiez-vous passé? -
- Mon général, la maladie de Woodward a évolué... Les papules...
- Quoi? Parlez!
- Lynnson vient d'observer qu'elles se transmettaient à n'importe quelle matière de l'appareil! Le sac de couchage de Woodward en est infesté! Cela grouille et roule comme des milliers de billes de mercure! La paroi de la navette auprès de la couchette de Woodward est également contaminée!
- Bon sang! Et Woodward?
- Il délire. Il dort...
- Passez-moi Lynnson.
- Bonjour, mon général. Ou bonsoir. Je ne sais plus l'heure d'en bas, chez l'Oncle Sam. Je ne sais plus bien où nous sommes...
- Calmez-vous, mon petit. Le voyage a été long et éprouvant, mais vous serez bientôt chez vous, et je sais que Russell vous attend pour vous passer la bague au doigt. Ne vous faites pas de souci...
- Non, mon général, mais l'état de Woodward. ..
- Tranquillisez-vous, nous vous ramènerons, saine et sauve. Repassez-moi Krauser.
- Au revoir, mon général.
- Krauser?
- Oui, mon général.
- Vous allez profiter du sommeil de Woodward pour l'arrimer à sa couchette. Nous nous passerons de copilote pour l'atterrissage. Vous avez des bracelets magnétiques?
- Oui, mon général. Lynnson, veux-tu me donner les bracelets de fixation? Merci.
- Passez-les à Woodward aux poignets et aux chevilles. Il ne doit plus quitter sa couchette, vous m'avez compris? Sous aucun prétexte !
- Oui, mon général. Mais il reste vingt-neuf heures de vol.
- On va essayer de vous ramener plus tôt. On devrait être en mesure de vous récupérer au prochain passage dans une dizaine d'heures. Je reste en contact. A bientôt. Coupez la communication, Bradley. Est-ce qu'ils peuvent nous entendre ?
- Négatif, mon générai. Communication interrompue entre la navette et la Terre. Qu'est-ce qui se passe là-haut, mon général?
- Il se passe qu 'ils ont chopé une saleté de maladie inconnue et qu'ils nous la rapportent!
- Mon général. Le voyant s'allume. Krauser vous rappelle.
- Branchez-le. Allô! Krauser?
- Allô! la Terre! Ici la navette! Nous avons immobilisé Woodward, il ne s'est rendu compte de rien. Il parle de rétablir autour des tombeaux du Taj Mahal une barrière en argent massif qui s'y trouvait à l'origine. Il est complètement fou.
- Et Lynnson ?
- Elle a pris un somnifère et elle s'est couchée.
- Bien.
- Mon général, est-ce qu'on ne peut vraiment pas brouiller la conversation?
- Impossible, Krauser, nous avons des accords internationaux. Parlez.
- Eh bien, c'est Lynnson qui a passé les bracelets à Woodward pendant que je connectais les ordinateurs de stabilisation au contrôle automatique...
- Et alors ?
- Mon général, je suis allé vérifier qu'elle dormait et je... * Elle a des papules sur les mains!
- Bon Dieu!
- Je lui ai fait une piqûre parce qu'elle commence à délirer. Elle parle de Disney World, du château, de Peter Pan, de Donald. Vous comprenez, c'est à Disney World qu'elle a rencontré Russell. Elle fait comme Woodward. Elle ressasse l'événement le plus heureux de sa vie. Je lui ai passé des bracelets de fixation à elle aussi.
- Vous avez bien fait.
- Mais je m'attends au pire, parce que j'ai touché les papules.
- Krauser! Ne vous laissez pas aller! Tout le monde aura besoin de vous pour l'atterrissage!
- Je le sais. Mais les papules grouillent à présent sur la combinaison de Lynnson, et, du fait de l'apesanteur, elles flottent un peu partout autour d'elle. Elles se posent sur les appareils. J'ai essayé de nettoyer avec un chiffon, mais j'ai contaminé le chiffon. Cela ressemble à un liquide sans en être. On dirait une colonie d'animalcules qui tendent invariablement à se regrouper. J'ai fermé les portes de la cabine de sommeil pour éviter l'invasion de l'habitacle de pilotage.
- Bonne initiative.
- Mais les papules traversent la porte; je les vois suinter à travers la cloison de métal.
- Krauser! Avez-vous essayé de prendre un bain?
- Le sac à eau est contaminé, mon général. J'ai verrouillé le sas d'accès.
- Bien.
- Je reste seul dans l'habitacle. - Nous vous tirerons de ce mauvais pas.
- Je ne m'en fais pas, vous savez. Je suis heureux. Les parois de la navette se couvrent de papules et les dessins qu'elles forment en roulant me rappellent ceux que j'avais admirés autrefois à Teotihuacàn, au Mexique. C'était il y a une quinzaine d'années. J'avais treize ans. Mes parents étaient divorcés, je n'espérais plus revoir mon père et je détestais l'ami de ma mère. Mais un jour, pour mon anniversaire, papa m'attendait à la sortie du collège et il m'a emmené au Mexique. Nous avons vu la pyramide du Soleil à Teotihuacàn. Ce fut un voyage merveilleux, le plus beau de ma vie. Papa disait qu...
- Krauser.! Vous déraisonnez! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de pyramide?
- Hein ?
- Vous divaguez! Comme Woodward et Lynnson! Ressaisissez-vous!
- Oui, mon général... Je... Quand atterrirons-nous ?
- Bientôt. Êtes-vous lucide?
- Oui, mon général.
- Vous devez résister au délire ! II y va de votre survie à tous les trois!
- Oui, mon général.
- Souffrez-vous de maux de tête? De vertiges ?
- Négatif. Je me sens bien. Je me rappelle, à Teotihuacàn, il y avait un... - Krauser!
- Allô ! Oui ?
- Krauser! Est-ce que vous avez des papules vous aussi ?
- Oui. Je n'avais pas remarqué. J'en ai sur les mains. Elles s'en vont quand je les essuie à ma combinaison. Elles restent sur la combinaison. Il y en a aussi sur le tableau de bord, et sur les parois de l'habitacle. Une couleur verte comme les mousses de la pyramide du Soleil. Etes-vous allé au Mexique, mon général? J'y suis allé avec papa pour mes treize ans, c'était en..
- Krauser!
- Le site est franchement impressionnant! La cité des Dieux s'étend sur vingt kilomètres carrés. Elle est dominée par la pyramide du Soleil et le temple de Quetzalcôatl, le serpent à plumes...
- Krauser! Bradley ! Envoyez-lui un violent signal sonore dans les écouteurs! Krauser! Ecoutez-moi! Krauser!
- Aïe! Les appareils se dégradent, mon général. Je reçois de sacrés effets Larsen.
- Krauser! Vous rapportez aux Terriens une maladie inconnue! En êtes-vous conscient?
- Je... Oui. Les papules grouillent dans l'habitacle. Elles traversent les cloisons. J'entends Woodward parler du Taj et Lynnson chanter des chansons de Walt Disney. Ils sont fous et moi, je... Mon général? Est-ce que j'ai commencé à délirer?
- Krauser! Avez-vous des bracelets magnétiques à portée de main?
- Affirmatif.
- Ligotez-vous les chevilles et les poignets. Arrimez-vous au poste de pilotage. Ne réfléchissez pas. Obéissez avant que ce maudit délire ne vous reprenne! Krauser!
- C'est fait, mon général. Je...
- Tranquillisez-vous. Nous nous occuperons de tout.
- Je... Des milliers de papules m'environnent comme une colonie écœurante. Elles traversent ma combinaison, j'en ai probablement sur le corps...
- Le matériel est-il endommagé?
- Non. Si. Une conduite d'eau chaude a crevé. L'eau se transforme en papules. Mon général! Il ne faut pas nous laisser revenir sur Terre! Ecoutez-moi pendant que je suis sain d'esprit! Ne nous ramenez pas! Ou alors, ramenez-nous sous un mauvais angle pour que la navette explose et que nous disparaissions!
- Calmez-vous, Krauser.
-Tout le monde croira à un accident!
- Calmez-vous !
- Papa aussi a eu un accident, après notre voyage. Nous avions été si heureux tous les deux, sans ma mère et son amant. Papa voulait me garder auprès de lui, mais il a eu un accident. Et moi, j'ai été...
- Bradley, coupez la communication.
- Communication coupée, mon général.
- Combien de temps encore avant le passage de la navette à la verticale de la base ?
- 4 minutes et 27 secondes.
-Apprêtez-vous à accélérer la vitesse de la navette.
- A accélérer? Mon général ! Non !
- C'est un ordre!
- Vous les renverriez dans l'espace!
- Combien de temps avant l'accélération ?
- Non ! Ils quitteraient l'orbite terrestre et ne pourraient jamais revenir, mon général!
- Combien de temps ! Répondez !
- 3 minutes et 32 secondes. 31-30-29... Mon général! Ne faites pas ça! Peut-être leur maladie est-
elle curable sur Terre !
- Nous ne ferons pas courir le risque à l'humanité! Combien de temps reste-t-il?
- 3 minutes et 8 secondes. 7-6... Mon général... Pardonnez-moi... Je ne serai pas capable d'appuyer sur la commande de mise à feu…
- Je le ferai. Achevez les préliminaires
- Ils ne reviendront jamais, mon général ! Jamais !
- Assez bavardé ! Vous avez entendu Krauser réclamer lui-même cette solution ! Vous ferez monter l'accélération de 8 kilomètres par seconde à 11. Dans combien de temps la mise à feu ?
-1 minute et 47 secondes. 46-45-44...
- Sitôt l'accélération produite, vous enverrez en salle de presse un communiqué suivant lequel la navette vient d'effectuer une mauvaise manœuvre. Combien de temps encore?
- 1 minute et 12 secondes. 11-10...
- Mettez-moi en communication avec la navette... Allô! Krauser? Ici la Terre. Krauser, m'entendez-vous?
- On avait couché près de la cathédrale de Mexico. Papa m'avait appris un poème d'Octavio Paz, tu te rappelles? «La nuit tombe sur Teotihuacàn. / Au sommet de la pyramide, les garçons fument de la marihuana, / Jouent de rauques guitares. / Quelle herbe, / Quelle eau-de-vie nous donnera la vie?»
-Il ne nous reçoit plus. Pauvre garçon. Coupez la communication, Bradley. Compte à rebours. Quel interrupteur dois-je presser?
- Le rouge, mon général, mais...
- Compte à rebours !
- 24-23-22-21... Mon Dieu! Cette navette sera leur tombeau !
- Et le plus coûteux qui puisse exister de nos Jours, Bradley! Plus coûteux que leur Taj Mahal ou la pyramide de Teotihuacàn en leur temps !
- 7-6-5-4-3-2-1...
- FEU !

Yack Rivais, Lumières Noires. L'école des Loisirs