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Entrer dans une œuvre de Molière.
Le médecin malgré lui

 

J'ai toujours eu du mal à faire lire Molière à des élèves de sixième. Ils ne " trouvaient jamais ça drôle", ils ne comprenaient pas " les mots". Que répondre d'ailleurs aux remarques cinglantes : " c'est du langage de vieux !", moi qui avais été formé , du lycée à l'université, au respect et à la vénération de notre Grande Culture ? Mes petits élèves ne comprenaient pas pourquoi les filles ne pouvaient choisir leur amoureux, pourquoi ce "grand auteur" détestait les médecins. Ils ignoraient encore plus le rôle des valets au Grand Siècle et celui des confidents dans l'économie générale du théâtre classique. Pendant des années donc j'ai eu l'impression que je passais mon temps à traduire des mots et à raconter les pièces. Un jour, j'ai même renoncé, à lire " du Molière"
Mais tenace,  j'ai interrogé mes élèves de troisième, sur les principales difficultés qu'ils avaient rencontrées à la lecture de Molière, lors de leur scolarité au collège. Je leur ai même posé cette question ,Ô combien provocante : pourquoi Molière est-il si ennuyeux ?

 Les difficultés semblent avoir des origines multiples : difficultés langagières, culturelles, historiques… auxquelles s'ajoutent des difficultés provoquées par la scolarisation du texte : le théâtre devenant alors une lecture forcée, métamorphosée en lecture cursive, méthodique et en séquence didactique. Il me fallait donc , avant même de pouvoir faire lire Molière, essayer de résoudre toutes ces difficultés

a) Première partie, deux heures.

Pour ce faire, j'ai décidé de travailler sur la scène 1 du Médecin malgré lui. J'ai donc réécrit la scène, non pas en la traduisant mot à mot dans une langue plus moderne, mais en la transposant dans un autre type de texte : le journal intime de Sganarelle racontant sa dispute avec Martine ;

Journal intime de Robert.


Lundi, 19h 30 Ah ça ! elle ne l'emportera pas au paradis ! Ma femme est folle. Cet après-midi, elle s'est mise dans une colère noire. Elle m'a même dit qu'elle regrettait de m'avoir dit oui devant Monsieur le curé. Elle a osé me dire ça, à moi ! Moi qui suis le meilleur mécanicien du village! Je savais bien que c'était une peste. Quand je l'ai connue, j'étais le secrétaire-jardinier d'un grand médecin à la retraite ! Elle l'a oublié, ça!

Elle est folle ! Qui d'autre que moi aurait voulu d'elle ? J'ai tout donné à ma Martine et elle me reproche de tout lui prendre. Elle dit que je la réduit à la misère, que je lui mange tout ce qu'elle a. C'est pas vrai, je mange pas tout son argent, je le bois aussi ! Elle m'a dit que j'avais même vendu son lit. Normal, une femme, c'est pas fait pour dormir. Dans la vie il faut se lever tôt si on veut gagner sa croûte. Et puis, quand il n'y a plus de meubles, c'est plus facile de déménager.

Quand je lui ai dit ça, elle est devenue toute rouge ! Elle a commencé à menacer de me quitter, de partir chez sa mère avec nos quatre enfants. J'ai essayé de rester calme.. Je l'ai prévenue, mais elle m'a traité de tous les noms.. Alors j'ai craqué. J' ai démonté son micro-ondes, j'ai cassé tout son service en porcelaine de Limoges et j'ai balancé son bichon par la fenêtre. Elle s'est vite calmée. Ah bon ! qui est le maître ici ?


Dire que j'ai été fidèle au texte original serait ridicule. Mon écriture n'en respecte que la trame et le déroulement. Mais volontairement, j'ai fait " subir" à la scène originale toute une série de transformations qui essaient de prendre en compte les difficultés soulevées par mes élèves de troisième :
-  Ce n'est pas un texte de théâtre, donc sa lecture silencieuse est plus "légitime".
-  Il est écrit dans une langue d'aujourd'hui avec des noms d'aujourd'hui.
-  Il se situe dans une société où l'on ne bat plus son épouse, ou du moins, dans une société où l'on ne rit plus quand on parle de femme battue ! 

Je distribue donc ce texte à la classe, organisée en groupes de trois élèves et je donne les consignes suivantes :
Vous allez lire ce texte et vous le raconter
 Que peut-on dire de Robert ?
Que peut-on dire de Martine ?

Ensuite, nous partons à la salle polyvalente, vaste salle vide où j'ai déposé quelques éléments de décor : des chaises ( deux par groupe), des boîtes en carton, des tissus..

Vous avez assisté à la dispute de Robert et Martine. Vous allez donc essayer de la jouer en respectant les faits décrits par le journal intime de Robert..
Il y aura deux acteurs, et un metteur en scène qui vous regardera jouer et qui vous donnera des conseils . Le metteur en scène pourra prendre des notes ( des phrases, des détails de mise en scène) pour garder mémoire de votre travail.
Vous pouvez vous servir des accessoires .
Vous devez occuper tout l'espace de la salle afin que les groupes de se gênent pas.
Je serai là pour aider et donner des conseils.
A la fin de l'heure, nous regarderons le travail de quelques groupes.

Je dois l'avouer, la séance est une des plus bruyantes de l'année. Lorsque le travail est fait, après environ 35 minutes… je choisis deux ou trois groupes qui vont jouer pour la première fois. Je les choisis pour leur diversité, pour leur respect du texte de base, pour les effets de mise en scène et de création verbale. Consigne donnée aux spectateurs :
Vous allez regarder le travail de quelques uns de vos camarades. Ensuite vous direz ce que vous aimez dans leur mise en scène, ce que vous aimeriez garder ( de leur texte ou de leur jeu) . Ensuite vous aurez 10 minutes pour améliorer votre travail.

b) Deuxième partie, 1h et demie, en groupe, en classe.

De retour en classe,( le lendemain) la consigne donnée est la suivante :
Vous allez écrire votre pièce pour en garder trace. Savez-vous comment on présente un texte de théâtre à l'écrit ? X et Y vont jouer le début de leur scène et ensemble nous allons l'écrire.


X et y jouent les premières répliques et au tableau on émet des hypothèses d'écriture. Le nom du personnage, les didascalies, le texte dit, et la ponctuation sont ainsi posés. En groupe, les élèves écrivent leur scène Voici le début du texte ( après amélioration) d'un groupe.


Scène de la dispute entre Robert et Martine.

 

Martine: Robert, si tu t'ennuies, tu pourrais au moins t'occuper des gosses!

Robert, (rugissant): je ne m'ennuie pas, je pense.

Martine: Marre, marre, marre, j'en ai vraiment marre! Tu penses?  Ah oui ça, pour penser tu penses! Si j'avais su je n'aurais pas dit "oui" devant Monsieur le Maire!

Robert: Quoi! Tu oses me dire ça à moi?

Martine: Oui, je l'ose…

Robert: Tu oses dire ça, à moi? Moi qui suis le meilleur mécanicien du village!

Martine: Tu fous de la graisse plein la maison, plein les rideaux…

Robert: C'est l'métier qui le veut!

Martine: Et qui lave " le métier", eh? Qui le lave? Hein?

Robert: C'est toi, et c'est normal! T'as tendance à oublier que j'ai été le secrétaire-jardinier d'un très grand médecin connu dans le monde ( il exagère sur ce mot) entier.  Et ça, pendant six ans!

Martine: Pfff! Môôôssieur le secrétaire-jardinier du très grand médecin s'est fait viré parce qu'il avait couché avec la femme de son patron! Vieux cochon!

Robert: Tais-toi, vieille peau! Qui d'autre que moi aurait voulu de toi, hein? Qui d'autre? Tu peux me le dire, ça?

Martine: Tu nous réduis à la misère en mangeant tout ce qu'on a!

Robert: Mensonge! Pas vrai! Délire de bonne femme. ( en souriant). Je le bois aussi, cet argent!

Martine: Tu te crois drôle! Et pourquoi t'as vendu le lit que m'avait offert Tatie Françoise!

Robert: Tu m'as toujours dit que tu ne dormais pas la nuit… Alors pas besoin de lit! Et puis il était à vomir . Et quand j'y pense, sans le lit,  c'est plus facile pour déménager!

Martine: Et bien si c'est comme ça, je vais te quitter. Oui, je retourne chez ma mère. Chez elle au moins, je pourrai dormir tranquille. J'emmène les enfants: toute cette graisse que tu laisses partout les fait tousser. Je vais faire mes valises. Je te laisse le sèche-cheveux!

Robert: Mais tu dis n'importe quoi! Tu n'iras ni faire tes valises , ni chez ta mère.
Martine : Ah ça! Tu ne vas pas m'en empêcher. Tu te crois le maître ici? J'y vais de ce pas!

Robert: ( en colère)  Eh ben ,si tu  pars chez ta mère… si tu vas retrouver cette grosse dondon toujours à bouffer des chocolats, sache que je…( il se calme soudain)  Ma petite Martine, ma toute petite Martine , il faut que tu apprennes une chose importante. Sans moi, tu n'es rien, retiens ça! Rien du tout! C'est moi le patron dans cette maison.  Donc, ( en criant)  tu restes ici! Je te préviens…sinon…

Martine: Et tu crois que tu me fais peur! Ivrogne, Soudard, débile, flemmard, pauvre idiot!

Robert: Ah! Tu te rebelles… tiens (Il sort son marteau et fait exploser le micro-ondes. Il ouvre un placard et jette les assiettes par terre)

Martine: Non, pas la vaisselle de Tatie Juliette! (Robert s'empare du petit chien):

Martine: Non, pas Loulou! Pas Loulou.  Ne le jette pas… Mon amour, je reste. Je plaisantais… je plaisantais.
Robert ( pose le chien): Bon. Tu vois bien qui est le maître ici! Alors,  qui est le maître ici?  Pas la peine de répondre, je vois que tu as compris.

 

Nous allons lire ces deux textes : Vous connaissez le premier, l'autre - « le médecin malgé lui » - est de Molière , un écrivain du XVII° siècle. Nous allons les comparer et sous forme d'un tableau, nous allons analyser les ressemblances et les différences.


ACTE I, SCÈNE I. - SGANARELLE, MARTINE

Paraissant sur le théâtre en se querellant.

SGANARELLE:   Non, je te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler et d'être le maître.
MARTINE:   Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines.
SGANARELLE:   O la grande fatigue que doit d'avoir une femme! et qu'Aristote a bien raison, quand il dit qu'une femme est pire qu'un démon!
MARTINE:   Voyez un peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote!
SGANARELLE:   Oui, habile homme:   trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi, raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son jeune âge, son rudiment par cœur.
MARTINE:   Peste du fou fieffé!
SGANARELLE:   Peste de la carogne!
MARTINE:   Que maudit soit l'heure et le jour où j'aviserai d'aller dire oui!
SGANARELLE:   Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine!
MARTINE:   C'est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire. Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme? et méritais-tu d'épouser une personne comme moi?
SGANARELLE:   Il est vrai que tu me fis trop d'honneur, et que j'eus lieu de me louer la première nuit de nos noces! Hé! morbleu! ne me fais point parler là-dessus:   je dirais de certaines choses...
MARTINE:   Quoi? que dirais-tu?
SGANARELLE:   Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.
MARTINE:   Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver? Un homme qui me réduit à l'hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j'ai?
SGANARELLE:   Tu as menti:   j'en bois une partie.
MARTINE:   Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans ce logis.
SGANARELLE:   C'est vivre de ménage.
MARTINE:   Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avais.
SGANARELLE:   Tu t'en lèveras plus matin.
MARTINE:   Enfin qui me laisse aucun meuble dans toute la maison.
SGANARELLE:   On en déménage plus aisément.
MARTINE:   Et qui du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire.
SGANARELLE:   C'est pour ne me point ennuyer.
MARTINE:   Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille?
SGANARELLE:   Tout ce qu'il te plaira.
MARTINE:   J'ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.

SGANARELLE:   Mets-les à terre.
MARTINE:   Qui me demandent à toute heure du pain.
SGANARELLE:   Donne-leur le fouet:   quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit saoul dans ma maison.
MARTINE:   Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même?
SGANARELLE:   Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît.
MARTINE:   Que j'endure éternellement tes insolences et tes débauches?
SGANARELLE:   Ne nous emportons point, ma femme.
MARTINE:   Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir?
SGANARELLE:   Ma femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le bras assez bon.
MARTINE:   Je me moque de tes menaces.
SGANARELLE:   Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
MARTINE:   Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
SGANARELLE:   Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
MARTINE:   Crois-tu que je m'épouvante de tes paroles?
SGANARELLE:   Doux objets de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE:   Ivrogne que tu es!
SGANARELLE:   Je vous battrai.

MARTINE:   Sac à vin!
SGANARELLE:   Je vous rosserai.
MARTINE:   Infâme!
SGANARELLE:   Je vous étrillerai
MARTINE:   Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, belître, fripon, maraud, voleur...!
SGANARELLE:   il prend un bâton et lui en donne Ah! vous en voulez donc?

MARTINE:   Ah! ah, ah, ah!
SGANARELLE:   Voilà le vrai moyen de vous apaiser


Les élèves-acteurs lisent leur création et moi, je lis la première scène du Médecin malgré lui de Molière. Ce jour là, j'ai eu la chance d'être accompagné par une collègue qui jouait le rôle de Martine.
Voici un extrait du tableau recopié par le secrétaire de séance.

ressemblances

différences

C'est à peu près le même histoire. Les enfants, le médecin la dispute etc.

Il y a un homme et une femme qui se disputent.
Il y'a des phrases qui se ressemblent.

C'est drôle .

Martine elle perd à la fin ( elle aurait dû partir)

( …)

Le nôtre est plus moderne, le micro ondes.
Celui de Molière, on dirait le moyen âge.
Marcel- Sganarelle ne faisait pas le même métier.
Les noms sont pas les mêmes.
Il bat sa femme, chez nous ça ne se fait pas.
C'est un langage difficile chez Molière.
Le nôtre est plus drôle mais "le Molière" est un peu drôle.
Il y a moins de didascalies chez Molière.

(…)


On le voit, ce début d'analyse est assez pertinent et pose d'emblée les difficultés que les troisièmes avaient évoquées.
La discussion suivante a donc porté sur ces difficultés.. et , peut-être sur les plaisirs que nous serions susceptibles de rencontrer lors de la lecture de la pièce.

Consigne donnée :
Nous allons lire la pièce de Molière , quels sont les plaisirs … et les difficultés que l'on va rencontrer ? Et si nous rencontrons des difficultés, comment pourrions nous les surmonter ?

Si tout le monde a été d'accord sur le fait que nous allions rire, tous ont craint :
{a) Les mots difficiles et les phrases que l'on ne comprend pas: le prof pourrait traduire, ou alors on fait une version moderne du texte.
b) les choses de l'ancien temps ( comme les valets ): le prof explique, on fait des recherches au CDI, sur Internet, sur des CD-Roms . On peut essayer de voir ce que ça pourrait donner aujourd'hui.
c) les gestes qui ne sont pas dits: on pourrait jouer, ou les écrire. ( …)
d) on pourrait faire de journaux intimes des personnages. Comme ça, les autres pourraient mieux comprendre.
e) Le mode de travail était donc presque entièrement trouvé ...

 

Lire Molière et surtout le comprendre et le faire sien ( d'aucuns diraient en ressentir l'universalité) entraîne des travaux d'écriture ( changement d'époque et de langue, écriture de didascalies à l'intérieur du texte, journaux intimes, journaux de metteur en scène), des travaux de recherches ( les médecins, le mariage au XVII° siècle), des travaux de mise en scène ( jeux scéniques) et, pourquoi pas, travaux comparatistes ( le comique d'hier et d'aujourd'hui….)