Son nom, c'est Le Bougni Antoine, ou le Bougni tout court,
c'est comme on veut.
Le Bougni, au début, était un enfant comme un autre. Rien
ne le distinguait des petits garçons de son âge. Comme eux,
il préférait déballer ses jouets que ranger sa chambre.
Comme eux, il aimait mieux les pâtes que les petits pois, les bonbons
plutôt que les fessées.
Pareil, tout comme.
Il voulait tout savoir, tout connaître. Dès qu'il sut parler,
il posa des centaines de questions.
- Quand est-ce qu'on mange ?
- Pourquoi les maisons ont des toits sur la tête ?
- C'est quoi un olibrius ?
- Qui a mis tous les poissons dans l'eau ?
- Pourquoi les arbres poussent vers le haut ?
- Qui ? Que ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ?
Il contemplait le monde derrière une forêt de poins d'interrogation.
Quand il ne posait pas de questions, Le Bougni avançait des suppositions,
se donnait des explications, inventait des solutions Tout le temps,il
parlait. Parlait, parlait.
Pour sa mère, c'était dur.
Pour son père c'était dur.
Dans la tête de Le Bougni, les idées se croisaient. Il parlait
d'une chose, et déjà lui venait l'idée d'une autre.
Qui naissait, grandissait et qui attendait à la porte de ses lèvres.
Ça se bousculait dans la bouche. Ça chahutait. Et forcément,
ça se chevauchait.
Dehors, on ne comprenait rien. Il ne séparait plus les mots. Tous
étaient collés à la suite. Ça donnait des
phrases comme ça :
Leballonestdégonflécardemaincémercredi. Yaplusdelaitdansmoncartablépuisé
? Céquiquiataché-
montablierauchocolat ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ?
Le Bougni s'était fabriqué son propre langage. Il parlait
le « Le Bougni ».
Ses parents étaient inquiets. Le dialogue était impossible.
Sa mère lui demandait de bien articuler tous les mots, de sé-pa-rer
tou-tes les syl-la-bes. Mais rien n'y faisait. C'était du chinois,
en pire.
Un jour, excédés, ses parents lui dirent qu'ils ne lui
parleraient plus tant qu'il mangerait tous ses mots.
Pour Le Bougni, ce fut la révélation. Mais, oui, c'était
donc ça ! Comme d'autres sont buveurs d'eau, mâcheurs de
chewing-gum, ou suceurs d'os de poulet, lui était : mangeur de
mots.
Et il y prit goût.
Bien sûr, il se nourrissait de yaourt et de viande, mais aussi de
verbes et de sujets, parfois même de compléments.
Il écoutait puis il répétait les mots qui lui semblaient
les plus appétissants : « chantilly fraise couscous spaghetti
», « poulet vanille »...
Puis il eut l'appétit d'autres mots : « locomotive »,
« bigoudi ». Il préférait les mots ronds et
joufflus. Certains mots l'agaçaient : le mot « taxi »
le faisait tousser, il le recrachait tout de suite. Pareil pour «
casquette » ou « tarentule ».
Le Bougni apprit à lire ou, du moins, à reconnaître
la forme des mots. Il ouvrait un livre à n'importe quelle page
et composait son menu.
En entrée, les petits mots : les « déjà, là,
oui, bof », etc.
En plat principal, les mots un peu gras : « gargouille »,
« administration » ou « voisinage »... Les mots
en sauce avaient sa préférence : « au-delà
du pont », « en face de la gare ».
Enfin, au dessert, il se régalait de pâtisseries (car il
n'aimait pas le fromage). Une « menuiserie » avec une «
alouette » sur le dessus, comme la cerise sur le gâteau.
Le Bougni mangeait goulûment. Sans mâcher. Il dévorait
plus qu'il ne savourait. Pour « menuiserie-alouette », on
entendait : « menuette ».
C'était joli, mais inaudible, presque indigeste.
Surtout qu'au lieu de goûter raisonnablement, et de s'abstenir
de manger entre les lectures à haute voix, il grignotait sans cesse.
Gobant, là, un mot sur une affiche dans la rue, picorant, ici,
un complément d'objet direct dans le titre d'un journal, suçant
une épithète...
Si bien, qu'un beau jour il fit une indigestion. Plus rien n'arrivait
à passer, même pas une interjection, oh ! là ! là
! Rien.
Dans un gargouillement, il tomba à genoux et vomit deux ou trois
consonnes.
Ses parents affolés, après l'avoir allongé sur le
lit, appelèrent le médecin. Il ausculta Le Bougni et lui
fit prononcer : 33, 33. Et Le Bougni répéta : « tendres
doigts, tendres doigts ». Le médecin retira vite ses doigts
de la bouche de l'enfant et conclut que Le Bougni mangeait trop. Les parents
furent étonnés par ce diagnostic, car leur enfant s'alimentait
normalement. Pourtant, dans le doute, ils suivirent le conseil du médecin
et demandèrent à Le Bougni de suivre un régime. En
enfant sage, Le Bougni fut d'accord.
Désormais, il ferait attention à ce qu'il dirait.
Ses parents surveillaient son alimentation, et Le Bougni surveillait
ses récitations. Il se contentait le matin de dire le jour et la
date marqués sur le calendrier, accompagnés de deux ou trois
réflexions sur le temps qu'il faisait et puis il filait à
l'école avec, dans le ventre, un petit creux.
Fini de rabâcher la liste des élèves pendant les récréations.
Fini de goûter d'une page d'un magazine.
Le régime était sévère, mais très vite,
il porta ses fruits. Le Bougni se faisait comprendre, son débit
plus lent lui permettait de bien séparer les mots à la grande
joie de ses parents. Mais pour lui, tout n'était que frustration.
Tout ce qu'il avait en tête, toutes ses idées, ses interrogations
n'arrivaient pas à se concrétiser avec si peu de mots.
À quoi bon demander : quel temps fait-il ? Quand, au fond de soi-même,
on voudrait savoir : comment naissent les nuages ? Comment se fabrique
la pluie ? Pourquoi le soleil ne brille que le jour ?...
Alors Le Bougni fit la grève de la faim. Il se tut.
On rappela le médecin. Le Bougni ouvrit grand sa bouche. On ne
constata aucune anomalie. Les organes de la parole étaient intacts.
On crut alors qu'il était sourd. Le Bougni ouvrit grand ses oreilles.
Les organes de l'audition étaient intacts.
On dut se rendre à l'évidence. Le Bougni était muet.
Volontairement muet.
Voici un exemple de sa réponse, quand sa mère lui demandait
ce qu'il avait fait à l'école dans la journée :
« ...............................................................................................................
.................................................................................................................
................................................................................................................
................................................................................................................
................................................................................................................
................................................................................................................»
Même s'il ne parlait plus, Le Bougni n'arrêtait pas de penser,
de regarder, de sentir et de ressentir. Alors, pour se faire comprendre
sans parole, il utilisa son nez, ses mains, sa peau, son regard... Tout
participait à lui faire découvrir le monde et à s'en
faire comprendre.
Un jour qu'il était dans sa chambre, finissant de s'habiller pour
sortir, son chat lui dit : « N'oublie pas tes bottes et ton ciré,
il va pleuvoir. » Le Bougni le remercia de son conseil, et s'habilla
en conséquence.
Le chat bien évidemment n'avait émis aucun son, mais le
dialogue avait bien eu lieu. Le matou avait passé sa patte derrière
son oreille pour prévenir de l'orage et Le Bougni l'avait remercié
d'un clignement d'œil.
Les progrès de communication de Le Bougni étaient considérables.
Le langage du corps s'avérait bien plus expressif que tous les
mots dont disposent les hommes. Le regard, à lui seul, pouvait
exprimer des centaines d'émotions (doute, joie, peine, lassitude,
peur, passion...).
Et les mains ! qui se crispent, se figent, serrent, caressent, tremblent,
suent, battent, saluent...
Tout ce nouveau vocabulaire permettait à Le Bougni d'exprimer plusieurs
sentiments en même temps. La peau parcourue d'un frisson, un sourcil
qui se soulève, un front qui se plisse, un index qui désigne,
une main qui frôle, des lèvres qui se cabrent puis esquissent
un sourire...
Tout en lui était expressif.
Ses meilleurs professeurs étaient les animaux.
Du chien, il apprit le rôle des oreilles, du nez, du regard, certains
gestes de soumission ou de domination.
Du chat, le rôle des poils. Des leçons de sagesse, de méditation.
Savoir être vif quand il le faut, garder son calme le reste du temps.
Patience. Ruse. Détermination. Indépendance.
L'apprentissage aidant, Le Bougni explora des langues volatiles.
Celle des fleurs, par exemple. Il pouvait discuter des heures avec les
marguerites, écouter le glaïeul lui raconter sa folle jeunesse
parmi les pissenlits.
C'était merveilleux, il aimait ça. Ça se sentait.
Le Bougni parlait aussi des langues marginales, discrètes à
l'excès, comme le « statue » dans les jardins publics,
le « dictionnaire des bibliothèques » ou encore le
« mobilier » réservé aux chaises, tables et
buffets de salon... Les crises de rire avec la scie égoïne
! Les disputes avec le tabouret de cuisine et les leçons de choses
avec la porte cochère !
Il n'était pas dans la norme. On plaça Le Bougni en «
maison ». Un établissement spécialisé où
il retrouva des enfants comme lui.
Quand Le Bougni entra dans la vaste pièce où ils étaient
rassemblés, il fut accueilli par un silence assourdissant.
Aucun mot n'avait été prononcé, mais chacun, dans
son langage, avait salué Le Bougni, qui, à son tour, se
présenta en langue « fourmi ». Par petits gestes saccadés,
par d'innombrables battements de cils, deux ruades et une reculade, il
dit son nom, qu'il était content de faire leur connaissance.
Qu'il était sûr de bien s'entendre avec eux.
Pas si facile pourtant de communiquer avec les autres pensionnaires.
Ils connaissaient trop de façons de s'exprimer.
L'un pouvait employer le langage « fleurs », et l'autre lui
répondre en « chat » et tout aussi bien poursuivre
ses explications en « lit pliant ». Il fallait toujours être
attentif au moindre signe émis.
Quand votre interlocuteur se grattait, par exemple, cela pouvait vouloir
dire : « Je préfère le lait » ou « je
vais courir dans le champ » ou « j'en ai pour l'après-midi
».
Les jours passaient et Le Bougni s'était fait à sa nouvelle
vie. Lorsqu'un événement vint subitement bouleverser son
existence.
L'événement s'appelait : Lola.
Et c'était la fille du concierge de l'établissement. Le
Bougni imaginait qu'elle était comme les autres enfants de la maison.
Mais, un jour, il découvrit que Lola parlait l'« humain ».
D'une voix si douce, si mélodieuse que Le Bougni en resta muet
d'admiration. De sa bouche sortaient des mots si harmonieux, qu'il lui
vint même l'envie de se remettre à cette langue pourtant
si étriquée. Il faut dire que lorsque Lola parlait, c'était...
C'était bien.
Quand elle disait « j'aime la couleur orange », on comprenait
: « De toutes les couleurs, celle qui pour moi est la plus chatoyante,
c'est la couleur du soleil qui plonge dans la mer, celle du fruit sucré
du pays des mille et une nuits qui rafraîchit le bédouin
assoiffé par un long voyage. »
C'était bien.
C'était miel.
Dans un premier temps, Le Bougni essaya de communiquer avec Lola, de
lui faire comprendre qu'il voulait être son ami. Une fois, il lui
laissa, à la manière des papillons de nuit, des messages
odorants, sur le rebord des fenêtres et sur les poignées
de porte. L'effet fut désastreux. Dès que Lola le croisait,
elle se pinçait le nez. Le Bougni eut alors recours à la
mode du fer à repasser amoureux. À l'aide de mouchoirs,
il confectionnait de savants pliages qui représentaient des formes
animales. Ainsi, Lola trouvait souvent sur sa chaise ou son bureau, un
morceau de tissu plié en forme de grenouille ou de lapin. Mais
le message restait confus. Le Bougni dut se rendre à l'évidence,
Lola ne comprenait rien, à part le langage humain.
Après de longues hésitations, Le Bougni prit la résolution
de reparler avec des mots d'homme. Mais il serait très sévère
dans leur sélection, il les choisirait avec précaution,
pour leur harmonie, leur sens, leur couleur, pour le rythme des lèvres.
Pour que chaque mot prononcé ne soit pas un mot de plus dans le
vacarme des hommes. Pour qu'il soit comme un diamant qu'il offrirait à
qui saurait l'écouter.
Et, alors que Le Bougni s'apprêtait à exprimer son premier
mot, Lola échangea sa première parole de papier.
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