sommaire
La grammaire est une chanson douce
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Erik Orsenna

Voici une démarche proche de celle d’Argilli. Dans son roman, Erik Orsenna, invente une fiction où la grammaire constitue le cœur même du récit.
Dans la démarche présentée ici,  les élèves doivent remplir les blancs que le professeur a ménagés dans le texte. Le travil peut se faire seul ou en groupe.

 

Jeanne et Thomas sont frère et sœur, un jour, alors qu’ils vont aux Etats-Unis rejoindre leur père, leur bateau fait naufrage. Tous les deux se retrouvent sur une île inconnue et découvrent qu’ils ne peuvent plus parler. Au bout de quelque temps, ils font la rencontre de Monsieur Henri qui va les aider à retrouver l’usage de la parole et à redécouvrir le monde magique des mots et de langue française.

             Nous avions atteint le sommet d’une colline où nous attendait le plus étrange et le plus joyeux des spectacles.
-A partir de maintenant, aucun bruit, chuchota Monsieur Henri, il ne faut pas les déranger.

            Je me demandais pour quelle sorte de personnages considérables nous devions prendre de telles précautions. Une princesse en train d’embrasser son chéri secret, des acteurs de cinéma en plein tournage ? La réponse, bien plus simple et parfaitement imprévisible, n’allait pas tarder à m’arriver. A pas de loup je m’approchais d’une balustrade en vieux bois branlant. En dessous de nous s’étendait une ville, une vraie ville, avec des rues, des maisons, des magasins, un hôtel, une mairie, une église à clocher pointu, un palais genre arabe flanqué d’une tour (une mosquée ?), un hôpital, une caserne de pompiers… Une ville en tout point semblable aux nôtre. A trois différences près.

  1. La taille : tous les bâtiments avaient été réduits de moitié par rapport aux dimensions normales. On aurait dit une maquette, un décor…
  2. Le silence : d’habitude, les villes font grands bruits : voitures, mobylettes, moteurs divers, chasses d’eau, engueulades, piétinements des semelles sur les trottoirs. Là rien. Rien que des froissements légers, d’imperceptibles frous-frous.
  3. Les habitants : pas d’hommes ni de femmes; aucun enfant. Les rues n’étaient parcourues que de mots. Des mots innombrables, radieux sous le soleil. Ils se promenaient comme chez eux, ils étiraient dans l’air tranquillement leurs syllabes. […].

 

Du haut de ma colline, je n’ai d’abord rien compris. Les mots étaient si nombreux. Je ne voyais qu’un grand désordre. J’étais perdue dans cette foule. J’ai mis du temps, je n’ai appris que peu à peu à reconnaître les principales tribus qui composent le peuple des mots. Car les mots s’organisent en tribus, comme les humains. Et chaque tribu a son métier. […]

 

 Le premier métier des mots : poser sur toutes les choses du monde une étiquette, pour s’y reconnaître. […] Les mots chargés de ce métier s’appellent les noms. La tribu des noms est la plus nombreuse. Il y a des noms-hommes, ce sont les masculins, et des noms-femmes, les féminins. Il y a des noms qui étiquettent les humains : ce sont les prénoms. Par exemple :

 

Il y a des noms qui étiquettent des choses que l’on voit :

 

 et ceux qui étiquettent des choses qui existent mais qui demeurent invisibles, les sentiments par exemple :

 

 

Une autre tribu, plus petite accompagne la tribu des noms : c’est la tribu des articles. Son rôle est assez simple. Les articles marchent devant les noms, en agitant une clochette : attention, le nom qui me suit est un masculin, attention c’est un féminin !

Exemple :

Les noms et les articles se promènent ensemble, du matin jusqu’au soir. Leur occupation favorite est de trouver des habits ou des déguisements. Alors ils passent leur temps dans les magasins.

 

Les magasins sont tenus par la tribu des adjectifs.

Observons la scène : le nom féminin « maison » pousse la porte, précédé de « la » son article à clochette.

-          Bonjour je me trouve un peu simple, j’aimerais m’étoffer.

-          Nous avons tout ce qu’il vous faut dans nos rayons, dit le directeur.

Le nom « maison » commence ses essayages. La « maison » se tâte. Le choix est si vaste. Maison « bleue », maison « haute », maison «  fortifiée », maison « alsacienne », maison « familiale », maison « fleurie » ? Après deux heures, la maison ressortit avec le qualificatif qui lui plaisait le mieux : « hanté ». Ravie de son achat, elle répétait à son valet article :

-          « Hanté », tu imagines, moi qui aimes tant les fantômes, je ne serai plus jamais seule. « Maison » c’est banal. «  Maison » et « hanté » tu te rends compte ?

-          Attends, l’interrompit l’adjectif, tu vas trop vite en besogne. Nous ne sommes pas encore accordés.

-          Accordés ? Que veux-tu dire ?

-          Allons à la mairie. Tu verras bien.

-          A la mairie ! Tu ne veux pas te marier avec moi, quand même ?

-          Il faut bien puisque tu m’as choisi.

 

A vrai dire c’était de drôles de mariage : les adjectifs et les noms ressortaient se tenant par la main, accordés, tout masculin ou tout féminin :

La maison hant…………. ; les fleurs jaun………..

 

[…] - Tiens je suis sûr, nous dit Monsieur Henri, que vous n’avez pas encore repéré la tribu des prétentieux. Oui les prétentieux ! Tu vois le groupe, là-bas, assis sur les bancs près du réverbère : « je », « tu », « celle-ci », « leur ». Tu les vois ? C’est facile de les reconnaître. Ils ne se mêlent pas aux autres. Ils restent toujours ensemble c’est la tribu des :

 

-          On leur a donné un rôle important : tenir dans certains cas, la place des noms. Par exemple, au lieu de dire, Jeanne et Thomas ont fait naufrage, Jeanne et Thomas ont abordé une île »… au lieu de répéter sans fin Jeanne et Thomas, mieux vaut utiliser :

Le pronom :                          et dire :

 

Il existait une autre tribu que nous n’avions pas encore vue, alors qu’elle était la seule à se désintéressée de la mairie. Clairement les mariages ne la concernaient pas. Monsieur Henri confirma notre impression.

-          Ah, ces adverbes ! de vrais invariables, ceux-là ! Pas moyen de les accorder.

 

Je me sentais sourire. Le grand désordre que la tempête avait jeté dans ma tête peu à peu disparaissait. Noms, articles, adjectifs, pronoms, adverbes… Des formes que j’avais autrefois connues sortaient lentement du brouillard. Je savais maintenant et pour toujours, que les mots étaient des êtres vivants rassemblés en tribus, qu’ils méritaient notre respect.

 

                                                              Erik Orsenna, La grammaire est une chanson douce.
Démarche proposée par Anne Laure POULESQUEN