sommaire
C’est bien
Philippe Delerm.
Milan Zanzibar

 

Voici de petits textes qui peuvent aider les élèves, petits ou un peu plus grands, à « entrer en littérature », dans la mesure où ils ne racontent pas d’événements époustouflants, extraordinaires, fantastiques mais, tournés vers la poésie, ils disent une philosophie de la vie et proposent un mode de lecture.

Les titres déjà sont intéressants à travailler : C’est bien… ; c’est bien de… ; c’est bien quand… On peut en proposer certains aux élèves, leur demandant de les classer selon leurs formes : C’est bien juste avant la rentrée des classes ; C’est bien l’autoroute la nuit ; C’est bien, quand on vient d’annoncer une mauvaise note ; C’est bien de lire un livre qui fait peur. On peut en choisir qui semblent poser problème, dans leur côté paradoxal, comme C’est bien d’être malade. On peut proposer le sommaire entier et demander aux élèves d’écrire quelque chose en-dessous des titres qu’ils retiennent. Pour qu’ils se posent des problèmes d’écriture : que dire ? Comment le dire ? L’étude d’un texte de l’auteur vient ensuite, le sens de l’emploi du pronom « on », la forme descriptive, l’importance des émotions, des sensations, des « petites choses », l’emploi des verbes d’état. C’est l’occasion de lire un autre recueil de Philippe Delerm, Surtout ne rien faire, et notamment le petit texte écrit sous ce titre, qui décline toutes sortes de verbes d’état opposés au verbe faire : être un matin d’été, rester allongé dans les herbes, devenir son bol de chocolat. Il s’agit alors de « caviarder » le texte pour faire retrouver ces verbes aux élèves et en inventer d’autres ; c’est donner un sens grammatical à l’opposition entre Avoir-Faire et Etre ; c’est donner un sens littéraire à la construction et à la conjugaison de ces verbes irréguliers.

 

 

C'est bien de faire ses devoirs sur la table de la cuisine.

Pas tous les jours ; parfois on préfère être seul, dans sa chambre. Mais certains soirs d'hiver, par exemple, quand il fait déjà nuit dehors, juste après le goûter. Sur la toile cirée, on installe le désordre des cahiers, des crayons de couleur, des gommes et des bouquins. Les devoirs traînent un peu. On a commencé par le plus dur, le problème de maths, mais la troi­sième question est difficile. Avec un doigt, on suit le dessin de la toile cirée : il y a des car­reaux rouges et à côté des petits carreaux bleus qui représentent des moulins de Hollande. Ce serait bien d'aller là-bas, très loin, au nord. On reviendrait de l'école en patins à glace.

- Dépêche-toi un peu ! Après, tu seras débarrassé, tu pourras lire, ou jouer. Maman dit des petites phrases comme ça, de temps en temps, entre un navet et une carotte à éplucher - on lui a déjà mangé deux carottes crues et elle a fait semblant de se fâcher. Mais on n'a pas vraiment envie d'être débarrassé. Il fait si bon dans la cuisine, et puis il y a ces odeurs qui se mélangent : l'orange du goûter, les légumes de la soupe...

Tant pis pour les maths. On y reviendra plus tard. On attaque la leçon d'Histoire. Noblesse, clergé, Tiers- État. Les mots coulent bien. Sur le dessin, la Bastille n'est pas si terrible. Par contre, au jeu de Paume, tous les hommes noirs et gris ont des yeux farouches, et la scène est plutôt lugubre.

- Allons, tu dois la savoir, maintenant ! je t'interroge.

-Attends encore un peu !

On s'en fiche, des États généraux. Ce qui est bien, c'est de rester sur l'image en rêvant vaguement à l'ambiance de cette époque-là.

Pourquoi faut-il qu'on cuise les navets ? Pourquoi faut-il apprendre les révolutions ? On prend une gousse d'ail. La peau fripée mauve rose et blanche tombe sur le livre, légère. On ne sait plus vraiment quelle heure il peut être. Le dîner est encore loin. Dans la maison, il y a une agitation tranquille, des petites phrases sur la journée :

- Tu as vu ?...

On n'écoute pas vraiment ce que les parents disent. On n'apprend pas vraiment ses leçons. On se sent un peu flottant, comme si on n'exis­tait plus, comme si on devenait la toile cirée, les légumes de la soupe, le livre d'Histoire - comme si on devenait un soir d'hiver à la mai­son. C'est bien, dans les cuisines.

 

C'est bien de lire un livre qui fait peur.

 

On est dans sa chambre, c'est l'hiver. Les volets sont bien fermés. On entend le vent qui souffle au-dehors. Les parents sont allés se coucher, eux aussi. Ils croient qu'on a éteint depuis longtemps. Mais on n'a vraiment pas envie de dormir. On a juste gardé la lumière de la petite lampe de chevet qui fait un cercle jusqu'au milieu des couvertures. Au-delà, l'obscurité de la chambre est de plus en plus mystérieuse.

On a hésité longtemps avant de choisir le livre. Agatha Christie ne fait pas peur, on suit trop l'enquête et on ne fait pas attention au reste. Les aventures de Sherlock Holmes, c'est mieux, avec les brouillards, les chiens, les che­mins de fer parfois. Mais il y a trop de dia­logues, et Sherlock est si sûr de lui - on ne peut pas penser qu'il va être vaincu. Finalement, on a choisi L'île au Trésor.

On a bien fait. Dès le début du livre, il y a une ambiance extraordinaire, avec cette auberge près d'une falaise. C'est toujours la tempête là-bas ; on a l'impression que c'est toujours la nuit aussi, avec la mer qui gronde tout près. Et puis Jim Hawkins, le héros, se retrouve vite seul avec sa mère à l'Amiral Benbow. A sa place, on serait mort de terreur. Le vieux pirate réclame du rhum et se met en colère sans qu'on sache pourquoi. Mais le plus effrayant, c'est quand les autres pirates débarquent dans le pays à !a recherche de leur ancien complice. C'est une nuit de pleine lune, et l'aveugle donne des coups de canne sur la route blanche en criant :

- N'abandonnez pas le vieux Pew, cama­rades ! Pas le vieux Pew !

Il y a une illustration en couleurs avec cette image, du noir, du mauve, du blanc. C'est un livre un peu vieux, avec seulement quelques images - il n'y en aura pas d'autres avant au moins trente pages. On reste longtemps à regarder celle-là. Parfois, quand on s'endort, on a peur de devenir aveugle pendant la nuit, alors on se met dans la peau du vieux Pew -et c'est étrange, parce qu'en même temps on a

peur qu'il vous donne un coup de canne. Heureusement, près de soi, un a la petite lumière bleue du radio-réveil et le poster de A-Ha, mais on a l'impression qu'ils sont partis en Angleterre eux aussi, au pays du rhum, de la colère et des naufrages. C'est dangereux de s'endormir là-bas, mais cm voudrait quand même - on dort si bien près du danger, et les draps sont si chauds, près de la pluie. C'est bien de se faire peur en lisant L'Ile au Trésor.