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« C’est mieux d’être bleu »,
Marie Aude Murail
dans En voilà des histoires,
dessins de Cabu, Petit Point Seuil

Une petite nouvelle, le point de vue très tendre d’un écrivain sur l’enfance et sur les relations père-enfant ; sur la différence entre être et avoir ; et peut-être aussi sur le décalage qui existe entre monde du réel et monde de la fiction, monde du quotidien et monde transformé par l’artiste : sous les apparences et les habitudes du connu, chercher l’insolite, repérer l’incongru et l’intrus.
Lire, comprendre un texte, c’est le recréer. Passer par d’autres « codes » (celui du dessin, celui de l’écriture) c’est déjà entrer dans l’interprétation du texte . L’interprétation peut alors représenter une aide à la lecture au lieu de venir nécessairement après le déchiffrage et la lecture compréhension. Interpréter pour mieux entrer dans la lecture d’un récit.

1) Travail (individuel) sur les dessins de Cabu. Consigne possible: Observe ces dessins : quels personnages repères-tu ? Quelle(s) histoire(s) ces dessins, à ton avis, pourraient-ils illustrer ? Appartiennent-ils à la même histoire ou à des histoires différentes ? Propose par écrit un ou plusieurs scénarios d’histoires possibles.
2) Présentation des scénarios à l’oral, en petits groupes ou en grand groupe. Phrases déclencheurs : On voit sur le premier dessin que…- Cela pourrait être l’histoire de…- Pour dire ça, je m’appuie sur tel ou tel détail du dessin…
3) Distribution du texte de Marie-Aude Murail sans son titre et sans la fin ; coupé juste avant la réponse de Pauline : Lecture du texte. Echanges collectifs autour de : quelles ressemblances / différences entre les scénarios d’élèves et le texte de l’écrivain
4) Avec 3 feutres ou 3 crayons de couleurs différentes, relecture personnelle et silencieuse du texte, selon la consigne : Souligne les passages du texte qui ont inspiré Cabu, à ton avis, pour faire ses trois dessins.
5) Travail individuel d’écriture : Imagine et propose par écrit une réponse possible de Pauline aux garçons
6) Lecture et comparaison de leurs propositions tapées par le professeur. Parmi elles, celle de Marie-Aude Murail.

En prolongement, on pourrait travailler sur la notion de décalage en art, selon la formule de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le réel, il le rend visible ». En donnant des vers de poètes (« La terre est bleue comme une orange » d’Eluard) ; des peintures cubistes, des toiles de Picasso
en comparant les titres et ce que le spectateur voit : ce qui ne ressemble pas au réel (« Ceci n’est pas une pipe » de Magritte), ce qui est à côté, caché ou impossible, ce qui ajoute à la vision du réel une autre dimension.
C’est aussi le décalage qu’il peut y avoir, pour les élèves, entre lire-déchiffrer le texte et le relire, le travailler, l’interpréter pour pouvoir mieux le comprendre.

  


Texte intégral

Ce matin, dans la cour de récréation, quatre garçons discutent :
- D'abord, mon papa, il fait deux mètres de haut, dit Kolia
- Et moi, mon père, dit David, il fait deux mètres six et il chausse du quarante-douze
- Papa, il fait deux mètres quinze, dit Maxime. On a été obligés de supprimer toutes les portes chez nous parce qu'il se cognait trop souvent
- Moi, C'est mieux, dit Buzio, mon père fait deux mètres soixante-quatre. On a dû casser le plafond. Quand il pleut, on tend une bâche comme à la piscine découverte.
Pauline, qui écoute les garçons, ne dit rien. Son papa fait un mètre soixante-quinze. Il est d'une taille moyenne. Pauline est un peu ennuyée que son papa soit d'une taille moyenne
- Moi, mon père, dit David, il a une super 7 GTZ à turbo-réaction propulsée
- Papa, dit Buzio, il a une super 7 GTZ à turbo-réaction propulsée, avec une télécommande visuelle autoguidée. Comme ça, il peut conduire sa voiture et se tourner les pouces en même temps.
- Moi, c'est mieux, dit Maxime. Papa a aussi la télécommande visuelle autoguidée. Mais en plus, quand il se tourne les pouces, ça met la radio en marche.
Pauline est assez vexée. Son papa n'a qu'une voiture quatre places. Quand elle va à la campagne, chez Mamie, les parents devant et les trois filles derrière, elle est plutôt serrée.
- Moi, mon papa, dit Buzio, il a un énorrrme chien de garde. II a déjà mangé deux voleurs et seulement la moitié du facteur, parce que papa est arrivé à temps.
- Moi, mon père, dit David, il a un tigre. II a déjà mangé trois voleurs et l'autre moitié du facteur, parce que mon père est arrivé trop tard.
- Papa, dit Maxime, il a un mammouth. II l'a acheté surgelé dans un hypermarché. Le mammouth surgelé de mon papa, il a déjà écrasé quatre voleurs et les deux pieds du nouveau facteur.
- Moi, c'est mieux, dit Kolia Le mammouth surgelé de mon papa, il est dressé. Maintenant, c'est lui qui apporte le courrier.
Pauline est de plus en plus triste. A la maison, il n'y a qu'un poisson rouge et il n'est pas à papa. C'est le poisson rouge de Valérie. Pauline aimerait bien avoir un chien, même pas énorrrme, même pas surgelé. Un petit chien, quoi, avec la truffe mouillée et deux oreilles qui se relèvent pour dire bonjour.
- Papa, dit Maxime, il a trente-six-trois millions dans un coffre-fort, à la banque. C'est pour ça qu'il y a un monsieur avec un revolver devant la porte.
- D'abord, mon papa, dit Kolia, il a acheté la banque parce qu'il avait besoin de tous les coffres-forts pour mettre son argent. Ils vont mettre un canon devant la porte.
- Mon papa, dit Buzio, il ne peut plus faire tenir ses millions dans les coffres-forts. II en a tellement que ça les fait éclater. Alors, mon papa, il a rempli la banque de pièces d'or jusqu'au plafond. Je crois qu'ils vont mettre la bombe atomique devant la porte.
- Moi, c'est mieux, dit David, mon papa ne peut plus faire tenir ses millions dans la banque. II y en a plus haut que le plafond. Alors, on a mis des pièces dans notre baignoire jusqu'à ras bord.
Pauline regarde David, furieuse. Là, il exagère ! Ce n'est pas vrai qu’il y a des pièces d'or dans sa baignoire jusqu'à ras bord. Parce que, s'il y avait des pièces d'or jusqu'à ras bord dans sa baignoire, David ne pourrait plus se laver et il sentirait très mauvais
- Eh bien, moi, dit Pauline, d'une voix détachée, mon papa, il est bleu.
Les quatre garçons regardent Pauline, les yeux ronds de stupéfaction.
- Et c'est mieux d'être bleu, ajoute-t-elle.
Kolia a un peu envie de dire que son papa est vert avec des rayures rouges. Mais il y renonce d'un haussement d'épaules.
Ah, les filles, quelles menteuses !

Marie Aude Murail,