Comment
j'ai écrit certaines des "histoires pressées"…
On
se méprendrait totalement si on lisait ce texte comme l'exposé d'une
"méthode" d'écriture et si l'on y cherchait la description
de procédés que l'on pourrait, par exemple, appliquer à l'écriture
en classe avec des enfants. Je n'avais pas (ou peu) de savoirs sur
l'écriture avant d'écrire. C'est d'abord dans l'expérience que s'élabore
un certain savoir-faire, et secondairement une prise de conscience
de son propre processus d'écriture. Prise de conscience fragmentaire,
incertaine et perfectible. Autrement dit : je n'obéis pas à des règles
en écrivant, pas même à des règles que j'aurais moi-même définies,
et je n'applique aucun modèle ou recette. J'essaye seulement de tenir
tous les fils d'un tissage complexe pour lequel je n'ai pas de métier
à disposition (et que ce mot "métier" soit entendu dans
sa polysémie). Aussi, rien ne m'effraie autant que d'entendre des
enfants me dire que, pour écrire, ils appliquent "le schéma narratif".
Comment peut-on écrire à partir d'un modèle aussi général et abstrait
? J'ai l'impression, tout au contraire, que l'on écrit à partir d'une
matière on ne peut plus concrète et en inventant, chaque fois, de
nouvelles formes.
Par
ailleurs, avant de tenter d'expliquer comment j'écris ce que j'ai
appelé des "histoires pressées"[1],
je voudrais dire pourquoi j'ai choisi la forme courte. Encore qu'il
ne s'agisse pas d'un choix délibéré, mais d'une approche de l'écriture
qui s'est imposée à moi, dans un parcours personnel et professionnel
qui a sa cohérence mais aussi, inévitablement, ses incohérences.
J'ai
répondu des dizaines de fois, lors de mes rencontres avec de jeunes
lecteurs, à cette question : « comment êtes-vous venu à l'écriture
? » Il y a sans doute des raisons intimes, que je n'ai pas encore
explorées, mais aussi des circonstances extérieures déterminantes.
J'ai d'abord écrit avec des enfants avant d'écrire pour
eux. Professeur d'École Normale en Alsace (c’était avant le temps
des IUFM…), je passais une demi-journée par semaine dans une classe
de CE1-CE2 et j'aidais des enfants à écrire. Le plus souvent, il me
dictait leurs textes, individuellement, et j'ai amassé ainsi des centaines
d'histoires. C'est en réponse à ces textes et en dialogue avec ces
enfants que j'ai commencé à écrire un texte, puis deux, puis trois…
La
principale leçon que j'ai retenue de cette collaboration, c'est la
liberté avec laquelle les enfants jouent avec les formes, les genres
et les thèmes. Liberté qui naît, c'est une évidence, de leur inexpérience
et de leur ignorance des codes littéraires. Ils entremêlent, par exemple,
réalisme et fantastique, leur vision du monde ne traçant pas encore
une frontière claire entre les deux niveaux. Ils procèdent aussi par
ruptures narratives, raccourcis aventureux, changent sans s’en rendre
compte de perspective, s'approprient allégrement les histoires qu'ils
ont entendues (ou vues à la télévision), et tout cela produit des
effets intéressants dont ils ont rarement conscience.
Ce
jeu avec les formes et les conventions n'est pas gratuit. D'abord,
il est le moyen d'apprendre, peu à peu, en les brisant, les codes
narratifs. Et puis, surtout, les enfants écrivent toujours pour dire
quelque chose, pour se dire, pour traduire, avec les outils,
les images, les mots dont ils peuvent s'emparer, des émotions et des
situations qui les travaillent. Combien de fois ai-je entendu une
histoire banale de gangsters ou de monstres, visiblement reprise d'une
série télévisée, utilisée comme un cheval de Troie pour transporter
une histoire intime qui avait besoin pour être racontée de ce support,
de ces clichés ?
Le
texte court m'a paru un bon format pour user, à mon tour, mais en
toute conscience, de la même liberté formelle au service d'une expression
intime. Je concède volontiers que j'ai abusé, au début, du jeu avec
les genres, les styles, les codes narratifs, ce qui m'a amené, dans
la nouvelle édition de "Histoires pressées" à supprimer
certains textes qui n'étaient que des exercices pour les remplacer
par des textes je l’espère plus "consistants".
Et
puis, je souhaitais, en écrivant court, permettre à des lecteurs encore
malhabiles d'être récompensés au bout d'une ou deux pages de l'effort
que représente pour eux la lecture. Entrer dans un texte est toujours
difficile : on part de rien, on est confronté à une multitude d'informations
sans avoir encore un filtre qui permette de les sélectionner et de
les organiser. Dans le cas d'un roman ou même d'une "première
lecture", il faut plusieurs pages avant d'être dans l' histoire
et de toucher au plaisir de la lecture. J'ai donc décidé d'écrire
pour des lecteurs réticents en essayant de leur offrir le plus vite
possible une émotion, un sourire, une surprise.
Pour
expliquer la façon dont j'écris les "histoires pressées",
je distinguerai deux aspects : tout d'abord, j'esquisserai le processus
d'écriture en lui-même, tel que je peux le percevoir ; puis, je montrerai
comment j'implique le lecteur dans mon écriture.
Quel
processus d’écriture ?
Naturellement,
un processus d’écriture n’est pas entièrement conscient, ni programmable,
ni immuable. Sommairement, je distingue quatre étapes, qui très souvent
se chevauchent, mais correspondent, de ma part, à des temps différents,
où l’attention se concentre sur tel ou tel aspect du texte :
1.
Tout d’abord, la recherche
d’un point de départ. Ce peut être une phrase (le plus souvent un
fragment de dialogue, ce qui impose d’emblée un personnage), une image
qui surgit à l’esprit, une situation, observée ou « revécue »,
c’est-à-dire liée à des souvenirs personnels, mais « installée »
dans une autre réalité, un autre décor. Ce peut être une impression,
un état psychologique, toujours vague, mais associé à des formes,
des couleurs, qui peu à peu se précisent et deviennent situations.
Parfois, le point de départ s’impose de lui-même et, fugitif, il faut
le saisir ; parfois, il se laisse provoquer, par une recherche
au cours de laquelle l’esprit agite des « idées » floues
et dispersées, et tente de les rassembler, de les concentrer jusqu’à
ce qu’elles forment un point solide, tangible.
"Répondeur",
par exemple, est lié à un souvenir banal, l'impression de solitude
et d'abandon qu'on peut ressentir, quand on est enfant, le soir, seul
dans son lit et dans le noir, alors qu'on sait que les adultes continuent
leur vie. "Recette de cuisine"[3]est
né d'un renversement de point de vue, un jour où j'épluchais une pomme
: je me suis demandé comment la pomme envisageait la situation…
Le
point de départ de "Zoo"[4]est
une image subtilisée au cours d'une promenade le long d'une rivière.
Une dame jetait du pain à des canards qui nageaient à toute vitesse
et se battaient pour attraper la manne qu'on leur lançait. Par association
d'idée, j'ai vu quelqu'un jeter un enfant dans un bassin à crocodiles
et les reptiles se précipiter sur la proie offerte ! J'explique d'ailleurs
souvent aux enfants que je rencontre qu'on peut entraîner l'imagination
comme un muscle en pratiquant régulièrement l'association d'idées.
Le principe est extrêmement simple : évoquer un mot, un objet,
un fragment de dialogue ; laisser venir les images, les mettre
en mouvement, se concentrer pour voir les détails qui apparaissent.
Les résultats sont souvent surprenants !
2.
Un point de départ est
immobile, il faut donc, ensuite, trouver un mouvement, une dynamique.
Je procède en « testant des hypothèses » : et si le
personnage répond ceci, que va-t-il se passer ? Et si… ?
C’est un exercice où il faut doser exactement contrôle et laisser-faire :
trop de contrôle, trop de volonté d’aller dans telle ou telle direction,
et l’on tombe dans le cliché, le déjà lu. Trop de liberté laissée
à la fantaisie, au coq-à-l’âne et à la surprise, et l’histoire alors
se disperse, disparaît. À ce jeu, on perd plus souvent qu’on ne gagne :
le fil s’embrouille souvent ou se casse. Mais c’est un jeu, gratifiant
pour lui-même. On gagne quand, soudain (c’est toujours soudain), surgit
un point fixe, le point d’arrivée de la future histoire. Il va permettre
de tirer le fil du début vers la fin, et autour de ce fil se tisse
la trame.
Je
me souviens du moment où je travaillais le texte intitulé "Silence"[5]:
j'avais imaginé le début de l'histoire (un enfant se lève pour crier
"Silence !" à sa maîtresse qui passe son temps à crier "Silence"
à ses élèves…) et j'étais resté bloqué à cette scène pendant de longues
semaines. Jusqu'à ce je me fixe sur l'image de la maîtresse estomaquée
par la réaction de l'enfant : elle ouvre la bouche, ferme la
bouche, ouvre la bouche… comme un poisson échoué. J'ai imaginé que
ses élèves se précipitaient avec un bocal rempli d’eau dans lequel
elle, laissant ainsi les malheureux travailler tranquillement. C'est
une logique métaphorique plus que narrative qui s'est imposée, mais
j'ai pu vérifier qu'elle était perçue sans problèmes par les enfants.
En
revanche, je ne compte pas les histoires qui se sont cassées en cours
de fabrication. J'ai parfois l'impression qu'il faut savoir travailler
une idée au bon moment, quand elle est à point, ni trop verte, ni
trop mûre. Mais rien ne permet de deviner quand c'est le bon moment
!
3.
La trame est tissée,
mais le texte est encore plein de trous, et bien mince ; il faut
le remplir, le bourrer comme un coussin ou une poupée de son ;
c’est la troisième étape. Là aussi, il faut doigté et délicatesse :
trop de mots et l’histoire éclate, se déchire ; pas assez, et
elle ne tient pas. C’est la phase la plus technique, la moins euphorique,
certainement, pour l’auteur, car il n’y a plus rien à inventer ;
il ne doit maintenant penser qu’au lecteur, évaluer ce dont il a besoin
pour construire, à son tour, l’histoire.
Ce
sentiment de fragilité, je l'avais tout particulièrement en écrivant
"Pourquoi tu pleures ?"[6].
Le scénario de l'histoire était clair, solide (la narratrice fait
semblant de pleurer pour émouvoir sa mère, et quand celle-ci pleure
à son tour, elle sort son cahier de notes…). La difficulté était de
rester sur une ligne de crête étroite : le lecteur ne devait jamais
deviner que l'héroïne jouait la comédie ; elle-même devait donner
l’impression d’être sincère, jusqu'à un certain point. Tout tient,
là, à l'écriture, à la justesse du ton, à des détails infimes. Dans
un cas de ce genre, l'écrivain doit travailler comme un comédien,
chercher dans sa mémoire des émotions et les utiliser sans se laisser
envahir par elles.
4.
Dernier temps. Le texte
a reposé. Il reste à l’assouplir, lui donner fluidité, vérifier que
le tempo est juste. Alors relire, relire, relire. De près, de loin,
en gros ou en détail. Faire lire aussi, ou lire à haute voix devant
un public. Commentaires, réactions aident l’auteur à mettre les mots
à distance, à devenir lecteur de son texte.
Pour
les textes de Pressé, pressée, j'ai eu la chance de travailler
avec des comédiens[7]
qui, au fur et à mesure de l'écriture, s'emparaient des textes pour
les mettre en scène et en voix. C'était une chambre d'écho dans laquelle
je pouvais tester la résistance du texte comme matériau sonore, entendre
ce qu'il était capable de supporter de silence, de distorsions rythmiques.
J'avais l'impression de soumettre les textes à une sorte de "contrôle
technique". La part d'oralité et de corporalité de l'écriture
est quelque chose dont on n'a pas forcément conscience, puisque on
a une représentation graphique des textes. Il est pourtant banal pour
un écrivain de dire qu'il "entend" ses textes, qu'il travaille
leur rythme, leur sonorité. Encore faut-il développer son oreille
interne : lire à haute voix ses textes devant un public ou, mieux
encore, les entendre par la voix d'autrui est un passage indispensable
de l'écriture.
Pour
résumer ce processus d'écriture, j'emploierai une métaphore musicale,
en désignant ainsi les quatre moments de la composition du texte :
1.
recherche du thème
2.
développement du thème
3.
harmonisation et orchestration
4.
interprétation
Comment
les lecteurs interviennent dans l’écriture ?
Je
dis souvent que je me considère comme "un écrivain public."
J'écris en effet pour un public (les enfants, ce qui inclut les adultes
qui n'ont pas renié l'enfant qu'ils ont été) et j'écris de
ce public. C'est ce qui justifie à mes yeux les rencontres auxquelles
je participe. Je ne viens pas seulement pas pour parler de mon travail,
mais aussi pour écouter et observer. J'ai l'impression que je ne suis
pas le seul auteur des "histoires pressées", mais qu'elles
sont œuvre collective. D'abord, bien sûr, parce qu'il y a intervention
de l'éditeur, qui réagit, conseille, commente, mais aussi met en page
et en forme le livre proposé au lecteur en librairie. Et puis, surtout,
parce que tout texte, même le plus intime, s'inscrit dans un temps,
une culture, en un mot un contexte, dont il porte les marques.
Autrement dit, un écrivain tisse des voix multiples, et ses textes
sont des polyphonies.
Je
m'efforce d'organiser et d'amplifier les interventions des lecteurs
dans mon processus d'écriture et je voudrais donner ici quelques exemples.
Les
lecteurs peuvent intervenir à toutes les étapes du processus d'écriture
tel que je l'ai esquissé plus haut.
1.
Recherche de thèmes. Il s’agit d’entreprendre, à petite échelle, un inventaire
de l’imaginaire des enfants d’aujourd’hui. À quoi rêvent-ils ?
De quoi ont-ils peur ? Qu’est-ce qui les fait rire ? pleurer ?
souffrir ? rougir ? Que détestent-ils ? Que veulent-ils
cacher ? … Un matériau sans limites pour un écrivain, dans ce
qu’il a à la fois de singulier et d’universel. Pour ramener à la surface
quelques fragments de cette vie intérieure (qui palpite encore en
nous, adultes, plus ou moins bien enfouie), j'utilise des déclencheurs
divers, toujours très simples :
§
improviser, raconter
des histoires à partir d’un mot : peur, argent, demain, enfant,
porte, nuit…
§
improviser, raconter
des histoires à partir d’un début de phrase : « Un jour,
ma mère m’a dit… », « Un soir, j’ai essayé d’allumer la
télévision, mais… », "Quand j'étais malade,…"
§
improviser, raconter
une histoire à partir d’une musique, de sons, de couleurs ;
§
réagir à des situations,
des récits.
Lors
des rencontres qui ont nourri l'écriture de Pressé, pressée,
j'avais été touché en écoutant des enfants de CM raconter comment
ils avaient découvert que le Père Noël n'existait pas. Je sentais
combien ce moment avait été important et douloureux pour eux. J'ai
alors demandé à d'autres enfants, y compris des collégiens, de raconter
comment cela s'était passé pour eux. Leurs récits ont confirmé mes
premières impressions et je m’en suis inspiré pour écrire "Père
Noël". [8]
L’histoire de « L'homme au frigidaire
[9] » est née de récits d’enfants
déclenchés par le mot « méchant ». J’ai entendu plusieurs
histoires inspirées, me semblait-il, à la fois de films d’horreur
et de faits divers. Ainsi un élève de CM2 m’a raconté l’histoire d’un
homme qui enlève des enfants, les tue et les conserve dans un frigidaire.
Un jour, il enferme dans le frigidaire un enfant encore vivant.
J’ai décidé d’écrire un texte en m’inspirant
de ce motif. Je voyais dans « l’homme au frigidaire » une
réincarnation moderne de l’ogre du Petit Poucet. Mais il s’agissait
pour moi de mettre en scène ces récits d’horreur que les enfants,
apparemment, prennent plaisir à raconter.
J’ai tenté alors une première écriture
pour le début (à comparer avec le texte final) qui m’a servi pour
les étapes suivantes du travail avec les enfants.
"La
nuit, j’ai peur. Je n’arrête pas de penser à l’homme au frigidaire.
C’est comme ça qu’on l’appelle, au journal télévisé. Le tueur qui,
la nuit, toujours la nuit, pénètre dans les maisons pour enlever des
enfants et les emmener chez lui.
Après,
il les étrangle. Puis il les met au frigidaire.
On
ne connaît pas son nom, personne n’a vu son visage. Mais la police
a découvert trois petits cadavres, entassés dans un frigidaire, dans
une maison abandonnée. C’est vrai, ils l’ont dit, au journal télévisé.
Alors,
la nuit, j’ai peur. J’entends l’homme au frigidaire monter l’escalier,
il approche, il est là, il va ouvrir la porte et m’enlever !
Non.
C’est fini, il est parti.
Mais
moi, je ne reste pas ici. Je vais à la cuisine."
2
. Développement.
Quand
j’ai une idée ou un début d’histoire, il m’arrive souvent d’en parler
avec des enfants et de leur demander de « broder » autour
du thème. Ce que j’en tire, ce n’est pas un scénario qui me permettrait
de terminer l’histoire (ce serait trop facile !), mais des motifs
récurrents qui me renseignent à la fois sur l’univers quotidien et
le cadre de vie d’enfants particuliers et sur les ressorts psychologiques
qui font sens pour eux. Je passe bien sûr tous les récits produits
au filtre de ma propre sensibilité et de mon interprétation du monde.
D’autres entendraient sans doute autre chose que ce que j’entends.
Ces échanges, en tout cas, sont pour moi extrêmement stimulants :
ils me permettent de vérifier certaines intuitions et de « mettre
à jour » en permanence ma vision de l’enfance.
J’ai
été frappé, par exemple, par la manière dont beaucoup d’enfants décrivaient
leurs rapports avec leurs parents. En écoutant ou lisant leurs histoires,
j’ai l’impression que parents et enfants se manipulent réciproquement.
Il y a peu d’interdits ou d’ordres catégoriques de la part des parents,
mais des tentatives pour amener leurs enfants à faire ce qu’ils souhaitent,
tentatives que perçoivent très bien les chérubins qui, à leur tour,
s’efforcent de manipuler leurs géniteurs pour parvenir à leurs fins.
Pour
reprendre la genèse de « L’homme au frigidaire » :
après avoir rédigé un début, j’ai demandé à une classe d’imaginer
la suite de l’histoire. Par groupes (et oralement), les enfants ont
pris grand plaisir à fabuler. Voici un résumé de leurs propositions
(les enfants ont raconté à la troisième personne) :
1.
Elle s’approche du frigidaire, l’ouvre, se fait aspirer, se retrouve
au milieu des aliments. L’homme au frigidaire s’est transformé en
frigidaire. Il est chauve et peut se transformer en toutes sortes
de choses. Il se transforme en mouche pour sortir de la maison par
le trou de la serrure et il emporte dans son ventre la petite fille.
Il l’emmène dans sa maison et la transforme en glaçons comme tous
les autres enfants qu’il a déjà enlevés. Chaque enfant/glaçon a une
étiquette avec une date limite de consommation. Pour se décongeler,
les enfants/glaçons se frottent les uns contre les autres. Ils s’échappent
par le fond du frigidaire qui s’ouvre sur un souterrain. Passe une
araignée allemande arrivée en TGV. Elle décide d’aider les enfants.
Pour finir, elle dévore l’homme au frigidaire.
2.
La petite fille a très peur. Elle aperçoit une lumière
dans la cuisine. C’est le frigidaire qui est ouvert. C’est Benoît
qui l’a ouvert. Le lendemain, c’est son anniversaire et il mange en
cachette son gâteau d’anniversaire. La petite fille trébuche sur une
chaussure. Benoît l’aide à se relever. Il refuse d’expliquer sa présence
dans la cuisine.
3.
Au fond du frigidaire, il y a une double porte. Elle
ouvre sur un couloir sombre dans lequel volent des chauves-souris.
Dès que la petite fille avance, une grille tombe derrière elle, l’empêchant
de rebrousser chemin. Elle avance donc dans le couloir qui est très
long. Elle arrive dans un cave remplie de frigidaire.
4.
Quand elle arrive dans la cuisine, la petite fille s’aperçoit
que le frigidaire a disparu. En regardant par la fenêtre, elle voit
un homme qui porte un frigidaire sur le dos. Il se dirige vers une
maison. La petite fille le suit et reconnaît la maison montrée à la
télévision. Elle a donc bien à faire à l’homme au frigidaire. Dans
la maison, un escalier conduit au grenier. Le grenier est plein de
frigidaires.
J’ai
cherché dans mon texte à mettre en scène ces récits ; plus exactement
j’ai mis en scène un enfant qui raconte des histoires horribles pour
dominer une peur engendrée par les fait divers abondamment présentés
à la télévision. J’ai conservé aussi nombre de détails et le mélange
de réalisme et de fantastique qui est, à mon sens, une caractéristique
des récits enfantins.
3.
Harmonisation
et orchestration. Il faut,
au moment où l’on écrit, partager l’attention entre le détail du mot
et de la phrase et le tout de l’histoire, de la logique narrative.
Avoir en même temps vue de près et vue d’ensemble. C’est pourquoi
j’écris assez vite, en essayant de trouver les points d’ancrage du
texte, ce qui le fait tenir et en même temps dessine le cadre. Il
reste alors des blancs, que les enfants aideront à combler. Ils concernent
essentiellement les « effets de réel », toutes les notations
d’actions, d’objets, de lieux, de décor… qui donnent du poids, de
l’épaisseur, de la matière au texte.
Ainsi
« Malade »[10]
a été écrit en collaboration avec des enfants. Une fois défini le
scénario de l’histoire, j’ai écrit les passages qui articulent l’histoire
(le début, les transitions, la chute). Restait à « remplir »
le texte. Pour cela, j’ai simplement demandé à des enfants de me raconter
une histoire qu’évoquait pour eux le mot malade. Les récits
recueillis m’ont aidé, je crois, à retraduire dans un univers plus
contemporain, plus proche des lecteurs d’aujourd’hui, une histoire
née de mes propres souvenirs d’enfance. C’est peut-être là le sens
profond du dialogue que j’entretiens avec mes lecteurs : les
questions que je leur pose interrogent aussi l’enfant que j’ai été
et leurs récits éveillent en écho des émotions, des sensations devenues
floues et que je partage avec eux dans un texte qui (dans l’idéal)
nous devient commun.
4.
Interprétation. Quand une première version du texte est achevée, il
reste encore à affiner, ajuster, trouver le rythme exact. Pour l’auteur,
c’est le temps où le texte se détache de lui, où les lecteurs s’en
emparent, et décident d’interprétations possibles. Leurs réactions,
leurs commentaires aident l’auteur à trouver la distance nécessaire
pour procéder aux dernières retouches : effacer une phrase ;
ici, préciser ; trouver un mot plus simple, plus direct ;
changer l’ordre des mots, pour que la phrase « tombe » bien
dans la voix ; et effacer encore, et encore… On écrit aussi avec
la gomme (ou avec la touche « Suppr ») !
Je
vise à la plus grande lisibilité. Le lecteur ne doit pas être
distrait par des difficultés de surface liées au lexique et à la syntaxe,
mais concentrer son attention et son travail de lecteur sur le contenu
émotionnel du texte, notamment en se projetant dans les personnages,
en partageant avec eux une expérience commune. Pour moi donc, une
des conditions de la lisibilité est aussi la densité du texte.
Cela peut sembler paradoxal, mais c’est une conviction née de l’expérience :
plus le texte dit de choses au jeune lecteur , plus il est
lisible, à condition, encore une fois, que son attention soit fixée
au niveau de lecture le plus important, au cœur du texte, qui n’est
pas la compréhension du lexique mais son contenu métaphorique et émotionnel.
Au
cours de cette phase, l’intervention des enfants n’est pas directe,
ils ne suggèrent pas telle ou telle modification. Mais le retour qu’ils
offrent à l’auteur lui permet d’adopter sur son propre texte un regard
de lecteur. Jusqu’au moment où le texte lui devient indifférent… Autrement
dit : achevé[11]