Sommaire
Meurtre à Abécédaire
Denis Fernadez Recatala
Souris noire, Syros.


Ce faux roman policier est un texte délirant : il est en effet  à la fois  typographiquement et  philosophiquement loufoque.
Déjà parvenir à le lire, pour des élèves, est un jolie performance.
Il est nonc nécessaire d'accompagner la lecture!

a) Lecture du premier chapitre:
Analyse des personnages, des lieux, de l' évènement déclencheur, des jeux de mots. Ensuite fabrication d'hypothèses de lecture.
b) Ensuite pour expliciter un peu plus et pour ne pas trop dérouter les élèves, donner trois ou quatre extraits significatifs du roman. ( un extrait"normal", un *xtrait troué, un Extrait en majusculEs, ..)
Que se passe-t-il dans cette histoire? Comment est-elle écrite?
c) lecture intégrale de la nouvelle.

Mais on imagine assez facilement des démarches oulipiennes  qui pourraient l’accompagner… Et si on vivait sans E, (difficile) , sans A , possible
à la façon de Perec et sa Disparition.

CHAPITRE 1
 La lettre

Tout a commencé rue de l'Alphabet, au commissariat du Dictionnaire, entre la page 131 et la page 182.

E, le commissaire E, lisait une lettre reçue le matin même ; c'était une lettre anonyme puisqu'elle était sans nom.

La lettre disait peu de choses. Deux phrases seulement y étaient tracées. Voici la première : « Prenez garde à vous tous.» Et voici la seconde : « Nous voulons vous tuer.»

CHAPITRE 2 
Le commissaire

Comme souvent au début d'une affaire, E ne comprenait pas. Il comprenait d'ailleurs si peu que l'on se demandait souvent pourquoi il était commissaire. On se demandait comment il pou­vait réfléchir, enquêter, trouver le coupable, l'arrêter.

E relut la lettre pour la troisième fois. Il se demanda pourquoi il fallait prendre garde, et à qui.

A la quatrième lecture, il se demanda qui devait être tué, et qui devait le faire. Puis il s'endormit. Car pour comprendre, chercher à comprendre, E rêvait.

CHAPITRE 3
Le rêve

Calé dans son fauteuil tournant comme un manège de chevaux de bois, le nez baissé sur la poitrine, les yeux fermés et la bouche entr'ouverte, E, le commissaire E rêvait.

Tout d'abord, dans la première partie de son rêve, il crut rêver de choses qui n'avaient rien à voir avec cette histoire. Il rêvait à è, une jeune fille belle et belle. E l'aimait depuis qu'il l'avait rencontrée, c'est-à-dire depuis toujours. Car, depuis toujours, è habitait la même ville qu'E, le même quartier qu’E, la même maison qu' E. Tous deux, depuis toujours, habitaient la ville d'Abécédaire, le quartier des Voyelles, la mai­son des deux E. Ils avaient joué dans la même cour, sur le même palier, parcouru les mêmes rues, partagé les mêmes glaces, bu les mêmes

verres de coca-cola et mâché les même chewing-gums; ils avaient même fréquenté la même école. E et è étaient donc faits pour s'entendre, se com­prendre et s'aimer. E et è ne s'en privaient pas, d'ailleurs ils allaient se marier.

La seconde partie du rêve d' E éclaira la pre­mière. Dans cette seconde partie E comprit, sans qu'on sût comment (mais les rêves sont faits pour que l'on comprenne sans savoir comment) qu'è était menacée, et avec elle son frère ê. La première parce qu'elle était belle et belle, et le deuxième parce qu'il n'était bête qu'une fois, ce qui est déjà une fois de trop.

E comprit que, pour certains, la beauté et la bêtise sont aussi insupportables l'une que l'autre. La beauté parce qu'elle rend jaloux ceux qui sont laids dans cette histoire; et la bêtise parce qu'elle irrite ceux qui, dans cette histoire, ne se croient pas bêtes.

CHAPITRE 4
La mise en garde

E s'éveilla. Il avait compris, mais il ne savait pas encore ce qu'il allait faire. Une menace pesait sur è et ê. Il fallait les prévenir. E bailla. D'abord il se décrocha la mâchoire et ensuite, simple­ment, le téléphone; è était au bout du fil, et tout comme E, elle venait de s'éveiller. E lui lut la lettre et lui raconta le.rêve qu'il avait fait. Il lui recommanda de n'ouvrir à personne et de veil­ler sur ê, le frère qui était bête à pleurer. Puis, pour mieux les protéger, il leur dépêcha e, un jeune inspecteur courageux.

e était jeune, inspecteur et courageux. Quand les certains qui n'aimaient ni la beauté ni la bêtise se présentèrent à la porte de l'appartement d'è et d'ê, e s'opposa vaillamment à eux. Mais s'il était courageux, e n'était pas invulnérable. Après une courte lutte qui pour être courte n'en fut pas moins violente, e succomba d'un coup de gomme au coeur. Sa mort fut très trist * * t rapid * , mais *ll* n* fut pas   inutil* . L*s  c*rtains surpris d* la résistanc* qu* 1*ur opposa * prir*nt la fuit* *t un bout d* régliss* qui traînait par là.

 

 

CHAPITRE 5
 La mort d*

 

La mort d* n * fut pas sans conséqu *nc*. * était insp*ct*ur mais il n'était qu* c*la. Comm* tous 1*s E habitant Abécédair*, 1*ur vill* natal*, *n' x*rçait pas qu'un méti*r, il occupait aussi un rôl* dans la vi* d* la vill*. * était néc*ssair* à Abécédair* . Sans lui d*s mots disparaissai*nt.Sans *  d*s mots étai*nt mutilés, *t donc inint*lligibl*s.

Tu*r  *, c'était tu*r l'int*llig*nc* *t la compréh*nsion  néc*ssair* à tous.L*s c*rtains qui disai*nt n'aim*rni la b*auté ni  la bêtis * ,m*ntai*nt *t n* m*ntai*nt pas quand ils affirmai*nt  un* t*ll* chos*.  Ils m*ntai*nt parc*qu’il  fallait êtr* plus bêt* qu' ê pour supprim*r au nom d* l’int*llig*nc* qu*lqu’un sans qui l’int*llig*nc* n’était pas possibl*. *t, par *x*mpl* , après la mort d'* , comm*nt pourrait-on écrir* c*tt* phras* tout* simpl*: j* ch*rch* la m*r. Comm*nt E, par *x*mpl*, pourrait-il s* fair* compr ndr* d'è quand il voudrait lui déclar*r : « è, tu *s b*Il* *t  b*ll*.» Après la mort d'* , ri*n n* s*rait plus comm* avant.

 

CHAPITRE 6
La solution

 

Après la mort d'* ri*n n* s*rait plus comm* avant,*t 1*s c*rtains n'avai*nt pas m*nti quand ils avai*nt laissé *nt*ndre qu'ils n'aimai*nt pas la b*auté.

Après la mort d'*, l*s mots, la plupart d*s mots, d*vinr*nt laids, t*ls q* l*s c*rtains l*s voulai*nt. Comm* après un* gu*rr* , il y *ut d* s mots av*c  d*s béquill*s, d*s mots alités, d*s mots av*c d*s cann*s. D*s mots étai*nt cassés, il fallait 1*s répar*r.

* n disparaissant, * avait laissé un vid* difficil* à combl*r. Pas *n tant qu'insp*ct*ur, mais *n tant qu* 1*ttr*; *n *ff*t, il *st difficil* aux mots d' *xist*r sans 1*ttr* ; sans 1*s mots, il *st difficil* aux phras*s d' *xist*r, *t sans 1*s phras*s pas d' histoir*s. *t sans histoir*s qu* f*rait-on du t*mps qui pass* *n traînant 1*s pi*ds 1*s jours d* plui*

Qu* pourrait-on fair* ?

è voulait r*mplac*r * , mais c'était difficil* . è n * pouvait êtr* partout *n mêm* t*mps. I1 lui fallait déjà assur*r sa prés*nc* dans d*s mots. L* mot mèr* par *x*mpl* , *t  l* mot  pèr*e était néc*ssair* à d'autr*s mots *ncor*, d*s mots difficil*s comm * éphémèr* , déléthèr* , mammifèr* , aborigèn* , aurifèr* , acéthylèn* *t atmosphèr* .

E, le commissair* , dont 1* méti*r était d* trouv*r d*s solutions *n trouva un* , faut* d* mi*ux. I1 fallait bouch*r 1*s trous qu'* avait laissés *n mourant. Il s* proposa d* pr ndr* la plac* d'* .Car si è ou ê avai*nt pris c*tt* plac*, ri*n n* s* s*rait arrangé vraim*nt. Sup­posons qu* l'on v*uill* écrir* l* mot mott* *t qu* l'on r*mplac* * par è ou ê : on aurait motté ou mottê, c* qui n* v*ut ri*n dir* ou dir* tout autr* chos*. Par conséqu*nt faut* d* mi*ux, E r*mplaça *. LEs trous furEnt com­blés Et chacun avEc Eux.


CHAPITRE 7
l’enquête

 

- MaintEnant, JE pEux mEnEr mon EnquêtE, assura E. MaintEnant quE lEs mots invalidEs Et blEssés sont plus ou moins réparés ou En voiE de l'êtrE.

Il sE coiffa dE son chapEau Et sortit.

- Où pEuvEnt êtrE lEs cErtains sE dEmanda­t-il. E savait quE s'il rEtrouvait lEs cErtains, lEs inculpait, lEs faisait condamnEr, tout rEntrE­rait dans l'ordrE.

E n'aimait pas particulièrEmEnt l'ordrE, mais à AbécédairE, l'ordrE était nécEssairE. Pour ail­IEurs, il nE savait pas, mais pour AbécédairE, il En était sûr. Dans un rEpas, il n'Est pas gravE dE commEncer par lE dEssErt, continuEr par lE hors-d'oEuvrE Et finir par lE plat dE résistancE. On rompt unE habitudE. C'Est tout. Mais à AbécédairE, il était impossiblE quE l'ordrE nE fût pas rEspecté : l'ordrE dEs lEttrEs dans lEs mots, l'ordrE dEs mots dans lEs phrasEs, l'ordrE dEs phrasEs dans lEs histoirEs. Si l'ordrE n'était pas rEspEcté, on pouvait êtrE amEné à nE plus comprEndrE.

- Où se cachEnt lEs cErtains ?

E marchait dans lEs ruEs ; il aurait marché lE nEz au vEnt s'il y avait Eu du vEnt.

E marchait Et pEnsait.

- Où sE cachEnt IEs cErtains ?

Et il nE IEs trouvait pas. Il était allé au port, dans lEs cafés du port, Et E n'avait pas vu lEs cErtains.

II était dEscEndu dans lEs égoûts où il n'avait dérangé quE lEs rats qui parEssEnt à l'ombrE dEs toilEs d'araignéEs. II était allé un pEu par­tout disant cE qu'il était Et montrant sa cartE dE commissairE, avant dE comprEndrE quE lEs cErtains n'étaiEnt pErsonnE, mais tout lE mondE. Eux, lui, vous ou moi. Car commE l'a dit un grand pllilosophE : « On Est toujoursIE cErtain dE quElqu’un »

DE mêml pEnsa lE commissairE E qui sE piquait dE philsophiE qu'on Est toujours lE quElqu'un dE quElqu'un.

Imaginons un instant quE l'on changE l'ordrE dEs lEttrEs dans lE mot pommE. Qui pourrait imaginEr qu'ommpE, mmpEo ou mEpmo Est lE fruit du pommiEr Et quE cE fruit sE mangE ? A AbécédairE, il fallait rétablir l'ordrE pour êtrE compris Et sE comprEndrE, mêmE au cours d'un rEpas désordonné.

LEs cErtains sont partout.

Dès quE lE commissairE E comprit quE IEs cErtains étaiEnt partout, lEs chosEs commEncè­rEnt à rEntrEr dans l'ordrE. Les e qui avaient disparu des mots, des dictionnaires, des machi­nes à écrire reprirent leur place.

E avait compris qu'on ne pouvait pas arrêter tout le monde. Que seuls certains certains étaient à arrêter, à inculper et condamner : les certains qui, dans cette histoire, n'aimaient ni la beauté ni la bêtise.

- Tous les certains ne sont pas des tueurs, alors que tous les tueurs sont des certains. Com­ment faire pour découvrir les certains qui tuent ? S'interrogeait le commissaire E.

E se gratta la tête et rentra chez lui se cou­cher. Là, il retira son chapeau et se coiffa d'un bonnet de nuit, d'un bonnet à rêves tout en coton. Tout était rentré dans l'ordre ou pres­que. Il ne restait plus qu'à châtier les coupables. Il savait qu'en dormant, en rêvant, il les décou­vrirait. Et E s'assoupit. Et la première phrase qui lui vint au début de son rêve fut : « Jeux de certains, jeux de vilains. » Mais celle-ci ne l'avançait pas à grand chose. E s'appliqua donc à dormir plus profondément.