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Le Moulin à Paroles
ou comment réfléchir sur le sens de la lecture avec des élèves en difficulté.
Alexia Deccotignies


            J'ai entrepris de lire des albums pour enfants avec des élèves de 6ème, qui sont tous en très grande difficulté, rassemblés dans une classe à faible effectif pour cette raison. Pour aller vite, ce sont des enfants qui ne respectent pas nombre des codes implicites et explicites de l'école : être assis, ne pas crier, vouvoyer le professeur, ne pas dire de gros mots, etc. Sans parler du travail, qui entre parfois en interférence avec d'autres considérations : vols, insultes, coups. Mais je ne veux pas dresser un tableau trop noir de ces enfants. Assurer un cours avec cette classe peut être difficile, mais il faut apprécier cette difficulté au regard de la détresse dont ces enfants témoignent. De mon point de vue, mettre en doute les codes de l'école relève plutôt d'un réflexe salutaire. C'est l'école qui n'a pas su proposer un système de codes qui puissent intégrer leurs problématiques, et c'est à l'école de réagir face à l'impasse qu'elle a créée.
            Ces élèves se trouvent à présent dans des difficultés de tous ordres (« primo-arrivants » de troisième année, hyper activité, retard de plusieurs années sur le « programme », lenteur ...). Malgré des résultats aux évaluations homogènes, c'est donc une classe tout à fait hétérogène, tant les cas particuliers appellent des questions diverses.

La remédiation en question

            J'ai ces élèves une heure par semaine, en demi classe, tous les quinze jours, pour faire de la remédiation lors d'un atelier français. A quoi dois-je donc remédier ? Je connais à peine ces élèves, je suis censée travailler en atelier sur les points qui n'ont pas été assimilés pendant la semaine (je n'ai pas la classe en cours), et leurs difficultés sont tellement nombreuses que mon modeste atelier fait pâle figure. Ce qu'il faut en effet à ces élèves, c'est une volonté éducative qui rassemble une équipe formée de professeurs, d'intervenants divers et des parents, autour d'une idée forte : les élèves en grande difficulté sont des enfants en échec depuis de nombreuses années, les diverses tentatives mises en place n'ont pas été suffisantes (dans le meilleur des cas ), ce sont des enfants en souffrance qui ont besoin qu'on les déculpabilise et qu'on les valorise pour se remettre à apprendre.

            Comment alors apporter dans mon atelier ce qui devrait être l'objet d'un travail de toute une année ? Comment, dans ce petit espace, trouver des activités qui leur soient utiles, c'est à dire qui les fassent réfléchir, grandir, avoir une bonne image d'eux-mêmes ?

Travailler à partir d'un album pour enfants

            Delphine Gyre a mis en place depuis quelques années une classe spéciale, en 6ème, dont les élèves sont choisis pour leurs grandes difficultés de lecture. Elle y travaille à partir d'albums qu'elle lit avec eux, et qui donnent lieu à de multiples activités autour de la lecture, et du déchiffrage. Cette classe obtient des résultats remarquables, les enfants apprennent à mieux lire et à mieux vivre l'école. Elle me propose un album qu'elle n'a pas encore utilisé, et dont elle a l'intuition qu'il serait intéressant à travailler, notamment pour souligner le pouvoir de la lecture. C'est Le Moulin à Paroles de Nicolas Bianco-Levrin (aux éditions « Les Portes du Monde » ; 2003). Chaque ligne de texte correspond à une page illustrée.

Le Moulin à Paroles

Le Moulin à Paroles parle tout le temps.
Il se raconte plein d'histoires…
…qu'il est le seul à comprendre.
Quand il se sent un peu seul,
il va au village.
Dans le village, plein de gens déambulent.
Il doit forcément y avoir une oreille distraite pour écouter le Moulin à Paroles.
Mais les gens trop pressées ne l'écoutent pas.
Les villageois lui demandent de se taire.
Il ne veut rien entendre.
Tous essayent de le pousser.
Rien n'y fait, il est trop lourd.
Ils mettent du poivre dans son tiroir.
Les choses s'aggravent.
Les villageois se concertent.
Ils menacent le Moulin à Paroles de lui clouer le bec s'il ne se tait pas.
Le Moulin est effrayé.
Il essaye de ne rien dire.
Mais c'est plus fort que lui.
Il faut qu'il parle.
Alors il part.
Loin et seul.
A quoi bon parler…
…quand personne ne vous écoute.
Sans plus rien dire il continue son chemin.
Par terre il trouve un livre.
Il le prend et se met à lire à voix basse.
Inévitablement, le Moulin à Paroles lit à haute voix.
Intrigués par la mélodie, les villageois suivent les mots.
Tous sont captivés par l'histoire que raconte le Moulin à Paroles, ils l'écoutent sans rien dire.

 

            Cet album est intéressant car il parle du rapport à l'autre, des obstacles à la communication et offre comme alternative à la solitude et l'isolement l'acte de lire. Le texte est simple en apparence, les illustrations sont belles et jouent sur le sens des mots. A partir de  l'interprétation de cet album est née une activité orthographique qui met en valeur le pouvoir de la lecture. 

Description de l'activité

1)   Dévoilement du titre : Le Moulin à Paroles. Qu'est-ce ? Une fois que nous sommes d'accord sur la définition, on met en relation le titre avec l'illustration de 1ère de couverture : on dégage l'idée d'un jeu sur le sens propre et le sens figuré (sans nommer la chose, l'idée est comprise).

2)   Lecture des trois premières pages (qui correspondent aux trois premières lignes du texte : « Le Moulin à Paroles parle tout le temps. Il se raconte plein d'histoires…qu'il est le seul à comprendre. »). Retour sur le sens. Interprétation : Pourquoi le Moulin à Paroles ne peut se faire comprendre ? Les élèves listent les problèmes de communication qui peuvent se poser (Le Moulin parle une autre langue, il parle à l'envers, il parle trop vite, il mélange les lettres, il raconte n'importe quoi, etc.).

3)   Lecture de la suite du livre. On peut s'arrêter sur les illustrations qui ajoutent du sens au texte, sur des aspects complexes de l'histoire et sur l'expression « clouer le bec » ici aussi prise au sens propre et au sens figuré. Conclusion : Comment le Moulin à Paroles apprend à se faire comprendre? Quel est le rôle de la lecture?

4)   Distribution d'un texte (ci-dessous) présenté ainsi : J'ai retrouvé un extrait du discours que tenait le Moulin à Paroles avant de se faire comprendre. Quel était son problème ? Il parlait trop vite. Comment le résoudre? Il faut décoller les mots et ajouter la ponctuation. On travaille donc l'utilisation de la ponctuation, la séparation des mots et tout ce que cela entraîne (les accords, la conjugaison, les classes de mots...).

 

Zone de Texte: lessouliersusésdubal
ilyavaitunefoisunroiquiétaitpèrededouzefillestoutesplusbelleslesunesquelesautresellesdormaientensembledansungranddortoiroùleurslitsétaientrangéscôteàcôteetchaquesoircétaitleroienpersonnequifermaitlaporteettournaitlacléquilgardaitsurluimaislematinquandilvenaitouvririlconstataitquelessouliersétaientusésparladansealorsquepersonnenepouvaitexpliquercommentcelasefaisait

5)   Ecriture d'un texte similaire à donner en exercice aux autres élèves de la classe. On écrit d'abord deux phrases sans erreurs, puis on colle tous les mots et on enlève la ponctuation. On s'échange les textes.

Créer une activité en s'appuyant sur des principes forts

            Mobiliser l'intelligence - Une lecture guidée, des interprétations qui conduisent à la réalisation d'un exercice orthographique. A partir du simple (l'album), je sollicite le complexe (leurs capacités de compréhension et d'interprétation). C'est à partir du vide qui est laissé par l'auteur, des ellipses de l'histoire, que nous travaillons. Les élèves n'ont pas un sens à re-trouver – c'est à dire que je n'attends pas d'eux une solution, une réponse unique dans laquelle ils enferment le texte et à cause de laquelle ils se sentent pris au piège des attentes du professeur - , ils ont à proposer des interprétations qui éclairent la compréhension du personnage. La question que je pose est donc ouverte et efficiente. Je leur demande également de se prononcer sur les difficultés éprouvées par le personnage. Dans les deux groupes qui ont travaillé sur l'album, les élèves n'ont  pas eu de peine à extrapoler, et il fallait voir comme fusaient leurs interprétations ! Des spécialistes de  l'échec, en quelque sorte. L'acuité qu'ils montrent dans la recherche des hypothèses est encourageante et rassurante.

            Valoriser les acquis - Rassurante car proposer cette activité à partir d'un album jeunesse ne me semblait pas être une évidence. Ma principale préoccupation était qu'ils rejettent le texte, considérant que je les prenais pour des « bébés » : je propose en effet un album, support qu'ils ont pu rencontrer à l'école primaire, ce qui pourrait signifier que je n'accepte pas leur statut de collégien ou que je tente une fois de plus de leur signifier la faiblesse de leur niveau, épreuve qu'ils ont eu à subir à de nombreuses reprises dans leur passé scolaire. Or leur enthousiasme n'était pas feint, puisqu'ils me réclament encore la lecture de ce texte. Lorsque l'on propose des lectures intelligentes aux élèves, qui leur sont adaptées, qui valorisent leurs acquis, tous les supports sont permis, y compris ceux qui pourraient a priori se révéler trop simples ou destinés à un lectorat plus jeune.

            Légitimer la grammaire - Pourquoi d'autre part les deux groupes ont-ils pris un réel plaisir à réaliser l'activité orthographique ? Ma réponse paraît galvaudée tant les programmes officiels et les discours pédagogiques ont abreuvé les professeurs que nous sommes. Pourtant c'est une réponse qui a la force du bon sens : quand une activité découle naturellement d'un problème de compréhension de texte, qu'elle met en valeur l'utilité de la grammaire ou de  l'orthographe, elle acquiert auprès des élèves une évidence non discutable. Ici, décoller les mots, c'est expérimenter que la communication est facilitée par un bon usage de la grammaire et de l'orthographe, c'est montrer au Moulin à Paroles comment se sortir de son impasse. L'activité du Moulin à Paroles légitime le travail sur les outils de la langue. « C'est dans la mesure où les savoirs apparaissent à nos élèves comme des moyens de franchir les obstacles qu'ils ont découverts en effectuant les tâches proposées que le savoir peut avoir du sens pour eux. »[1] C'est à mon sens ce qu'il faut retenir des « nouveaux programmes » de 1996, et de l'utilisation de la nouvelle grammaire.    

            En conclusion, il faudrait insister sur les effets non-grammaticaux de cette activité. Malgré un emploi du temps chargé, les élèves de l'atelier sont contents de venir faire leur dernière heure de la semaine en atelier français. Ils sont enthousiastes lorsque je leur propose une activité nouvelle, cherchent à mettre en valeur leur travail. Je pourrais parler néanmoins des difficultés qui subsistent, en ce qui concerne le comportement. Mais j'ai fait mon travail, j'ai rendu leur apprentissage possible. Je ne peux résoudre les problèmes qui ne sont pas de mon fait. En attendant de constituer une équipe autour d'un projet pédagogique pour des classes telles que celle que j'ai décrite, en espérant des solutions aux difficultés sociales, médicales, psychologiques qui se présentent souvent en plus des problèmes d'apprentissage, je fais mon travail de professeur. Ce n'est pas d'offrir des réponses quasi cliniques à certaines difficultés repérées, de faire de la remédiation à partir de tests d'évaluation. C'est plutôt d'adopter une pédagogie du détour, un détour vers  les apprentissages essentiels – exercer son intelligence, éprouver le plaisir de la découverte, vivre en société.



[1] Philippe Meirieu, cité par Marc Campana et Forence Castincaud dans Comment faire de la grammaire;  « ESF » éditeur; collection « Pratiques et enjeux pédagogiques » ; p. 18.