[Écrits
sur la lecture]
Isabelle Autissier
Navigatrice
Loin de tout et de tous, naviguant
seule dans les 50es Sud, je n'emmène
souvent que des livres que l'on m'offre. Les livres choisis par mes
proches ont souvent été un lien plus fort que des flots
de paroles. Voilà le cadeau que ces amis voulaient me faire,
le clin d'oeil, le chemin où ils voulaient m'entraîner
pour me distraire de ces plaines liquides. Par le livre offert, nous
communiquons : je lis, je pense à eux, je perçois leur
message au fil des pages. Plus tard, au long des heures de barre
ou de veille, je sens leur tendresse qui m'accompagne et se mêle
au récit encore frais dans ma mémoire, pour m'inciter à revenir
au plus vite au monde des hommes.
Pascal Bruckner
Écrivain
Tous ces gens qui lisent dans
le métro, le train, les jardins
publics, ils ont l'air si sages, si calmes. Détrompez-vous
: ce sont des nomades qui voyagent, immobiles, des voyants qui discernent
dans le décor du
quotidien des spectacles inouïs, des beautés insoupçonnables.
Prenez place à leurs côtés et ouvrez votre livre favori
: à votre tour, vous accéderez comme eux à un niveau de
réalité supérieur.
Italo Calvino
Écrivain
Il considérait les livres un peu comme des oiseaux et ne
voulait pas les voir immobilisés dans des cages. Sur le plus
massif de ces rayonnages aériens,[les arbres où vit
le personnage] il alignait les tomes de l'Encyclopédie
de Diderot et d'Alembert, au fur et à mesure qu'ils lui parvenaient
par un libraire de Livourne. Pendant quelque temps, à force
de vivre au milieu des livres, il avait eu la tête dans les
nuages, quelque peu, et s'était de moins en moins intéressé au
monde dans lequel il évoluait; la lecture de l'Encyclopédie,
avec ses beaux articles sur l'Abeille, l'Arbre, le Bois, le Jardin,
lui fit porter sur ce qu'il avait autour de lui un regard neuf.
Le Baron perché
Colette Fellous
écrivain
J'ai huit ans. En lisant, j'ai
choisi de partir, de quitter ma famille, d'oublier ma mère qui voulait sans cesse mourir, j'ai choisi
d'être libre. J'ai choisi de vivre ailleurs, radicalement tout
en restant à la maison, j'ai pu suivre cette passion, vivre
ailleurs, inlassablement, j'ai déchiffré tant de langues étrangères,
j'ai marché pieds nus sur tant de routes inconnues qui en
sept secondes me devenaient familières. A chaque pas des paysages
inédits, une nouvelle végétation, des tremblements,
des secousses, des visages incroyables, entrez, entrez, vous êtes
chez vous, installez-vous, n'ayez pas peur. Oui, les livres ont été tout à coup
mes sauveurs, Ils m'ont appris à vivre clandestinement, à conjuguer
tous les temps à la fois, à me détacher de cette
vie trop lourde pour mon petit âge, et à en bâtir
une autre, qui savait superposer mille et cent lieux, mille et cent
couleurs.
Je dois préciser que les livres dans ma maison n'étaient
pas très loin, ils brillaient dans le noir quand Je m'endormais,
c'étaient les livres de ma mère, elle les avaient aimés
mais ils ne lui servaient plus à combler sa mélancolie,
c'est moi qui devais désormais prendre le relais. Elle les
avait installés en désordre dans un gigantesque placard
qui servait de bibliothèque de famille, avec sur la plus basse étagère
une panière pour abriter nos chats qui se sont succédés,
là, de génération en génération.
Des livres, donc, je pouvais m'en servir à volonté,
ils m'adoptaient aussitôt. Avec eux, j'ai construit des pays,
des langues nouvelles, le monde devenait de plus en plus enchevêtré et
brillant, contradictoire, scandaleux, injuste, splendide, je franchissais
les frontières allègrement, les yeux écarquillés
et j'accueillais chez moi pour toujours Caddy, Lolita, Ulrich Agathe,
Sophie, Cosette, Aliocha, ou la sauvage Cathy Ames d'A L'Est
d'Eden,
Nancy Huston
Écrivain
J'ai lu beaucoup mais je n'ai
fait que grignoter un tout petit coin de ce gâteau géant, ce festin littéralement infini
qu'est le roman. Le monde entier nous est offert, à chacun
d'entre nous, où que l'on soit, qui que l'on soit, pour peu
qu'on soit capable de lire un livre. Et ça prend si peu de
place ! et ça coûte si peu d'argent! Quand on voyage,
en plus de guides touristiques, on peut se plonger dans les romans
du pays ... Et quand on ne voyage pas, eh bien, on peut voyager quand
même - non
seulement dans l'espace mais dans le temps. On a le droit d'arpenter la Russie
du XIXe siècle grâce à Tchekhov, ou la Grèce antique
grâce à Sophocle et Euripide, ou la cour de Louis XIV avec Molière...
Et puis il y a Rabelais ! Kafka ! Beckett ! Cervantès ! Woolf
! Shakespeare !
Mon Dieu! comment faire pour arrêter cette liste ! ?
De façon mystérieuse, plus on mange, plus on a faim.
Et, de façon plus mystérieuse encore, plus on se sait
responsable, plus on devient libre.
Christian Lacroix
couturier
Ouvrir un nouveau livre, c'est comme mettre un habit neuf, ouvrir le couvercle
d'une boîte à mystères initiatique, pousser une porte sur
l'inconnu. Une bibliothèque est plus vivante qu'un musée, plus
intelligente qu'un ordinateur. Ce sont des villes, ni antiques, ni futuristes
mais de toujours, dont il faut arpenter les recoins, déchiffrer les
frontispices, escalader les gradins.
Un livre, c'est d'abord un objet précieux, une lampe d'Aladin
que l'on frotte, tord, caresse pour en faire jaillir les génies. Ça
se regarde comme une sculpture, ça se respire comme un parfum,
un vin. On en éprouve le claquement des pages selon la qualité du
papier .
J'ai acheté beaucoup de livres, adolescent, presque enfant
encore, pour un titre, un mot ou même une texture sans ensuite,
les ouvrir, comme si par enchantement ils allaient dévoiler
leur mystère.
Les palper, les entasser, les posséder : ils forment encore
autour de mon lit d'improbables tables de chevet, d'instables buildings,
de vraies tours de Babel. Livres abîmés, dépenaillés,
amputés parfois, rencontrés chez un bouquiniste du
bout du monde, exhumés d'une maison de vacances, trouvés
sur un banc : ils ont tous quelque chose à nous dire.
Les livres
sont des souvenirs inventés, imaginés,
volés à d'autres et qu'on s'approprie, qui nous aident à vivre
et parfois à survivre car la lecture est l'acte gratuit le
plus payant qui soit.
Un livre est aussi le plus joli et le premier
cadeau qu'on puisse faire à quelqu'un qu'on aime. II y en a de toutes sortes :
ceux que l'on nous offre, ceux qu'on lit par nécessité.
Cela va du livre de classe à celui des classes, du livre d'histoire à ceux
des histoires. Les livres dont on hérite et ceux qu'on adopte,
ceux dont on n'oubliera jamais l'odeur mais dont on ne sait plus
le titre, ceux qui ne quittent jamais notre chambre, qui s'enchevêtrent
en piles qu'on ne remuera jamais.
Un livre est à la fois un ami et un ennemi, dans notre ardeur
ou notre paresse Il voit qui nous sommes en le prenant. En fait,
c'est lui qui lit en nous comme « à livre ouvert ».
De celui qu'on lâche pour dormir à celui qui nous empêche
de dormir, c'est le témoin oculaire le plus sûr. Impossible
de les détacher de nos vies puisqu'elles aussi se feuillettent,
jaunissent et finissent.
Lire, c'est parler à mi-voix dans un monde où tout
crie si fort. Un livre est un jardin clos et secret où cueillir à notre
guise ce que nous sommes les seuls à percevoir, la nuit de
préférence. Et le garder pour soi, comme un secret...
Vincent Ravalec
Ecrivain
Lire a tout de suite été pour moi une bénédiction,
la preuve qu'il existait une dimension, proche et accessible, où tout était
possible, le meilleur comme le pire, les horreurs et les merveilles, à partir
du moment où cette chose magique était entrée
en vous - le goût de la lecture, des portes jusque-là verrouillées
s'ouvraient, le monde n'était plus tout à fait le même,
en vous élevant légèrement au-dessus de la réalité,
la lecture vous permettait une opération magique constamment
renouvelable : pouvoir changer, par le regard que l'on portait dessus,
le sens et la saveur des choses.
Roal Dahl
Écrivain
Il n'y avait rien de plus agréable que de boire un chocolat à petites
gorgées en lisant. Les livres la transportaient dans des univers
inconnus et lui faisaient rencontrer des personnages hors du commun
qui menaient des vies exaltantes. Ainsi navigua-t-elle sur d'antiques
voiliers avec Joseph Conrad, explora-t-elle l'Afrique avec Ernest
Hemingway et l'Inde avec Rudyard Kipling. Ainsi, assise au pied de
son lit, dans sa petite chambre d'un village anglais, visita-t-elle
de long en large et de haut en bas le vaste monde.
, Matilda.
Azouz Begag
Écrivain
La bibliothèque s'était refermée sur
ses livres comme une fleur dans sa couette de pétales. Un
drôle de silence habitait ces lieux déserts. Toutes
les histoires qui dormaient dans ces livres, c'était inquiétant.
Je me sentais comme un point minuscule dans cet univers. Un vertige
a commencé à rendre mes jambes toutes molles comme
si l'angoisse ou quelque chose qui lui ressemble s'installait en
moi. ( …)
Si t'as vraiment vu de l'or , il est forcément dans les livres.
C'est toujours plein de richesses dans les livres ! ( …)
J'ai
continué à feuilleter des livres que j'ouvrais
pour déguster la première phrase. C'est elle qui ouvre
la ligne aux autres. Elle est toujours élégante. Puis
je regardais les titres. C'est alors que le hasard a porté ma
main sur un petit livre de rien du tout, qui avait l'allure d'un
nain à côté des autres, mais qui sentait la magie. Le
Vieil Homme et la Mer . Je l'ai pris entre mes doigts. J'ai
regardé la couverture. J'ai lu la première phrase,
puis la seconde. ( …)
Azouz Begag, Les voleurs d'écritures .
Albert Camus
Écrivain
Le jeudi était le jour où Jacques et Pierre allaient à la
bibliothèque municipale. De tout temps, Jacques avait dévoré les
livres qui lui tombaient sous la main et les avalait avec la même
avidité qu'il mettait à vivre, à jouer, à rêver.
Mais la lecture lui permettait de s'échapper dans un univers
innocent où la richesse et la pauvreté étaient également
intéressantes parce que parfaitement irréelles. L'intrépide ,
les gros albums de journaux illustrés que lui et ses
camarades se repassaient entre eux jusqu'à ce que le couverture
cartonnée devînt grise et râpeuse et les pages
intérieures cornées et déchirées, l'avaient
d'abord enlevé dans un univers comique ou héroïque
qui satisfaisait en lui deux soifs essentielles, la soif de la gaieté et
du courage.
le premier homme
Jeanloup Sieff
Photographe
Les livres nous accompagnent
tels des amis chers avec lesquels nous partageons des moments précieux. Leurs textes se mêlent à notre
vie, au point que même ceux qui nous paraissent un jour désuets
ou anodins restent attachés à des souvenirs que rien
ne pourra effacer.
Et puis, nous entretenons avec les livres des rapports
affectifs, tactiles et olfactifs. Alors comment ne pas s'attacher à l'objet, à l'odeur
de son encre, au grain du papier ? Jamais je n'ai pu me séparer
de mes livres et depuis toujours ils m'accompagnent, s'entassent,
se bousculent, se chevauchent, s'empilent car, sachant qu'ils ne
seront pas jetés, ils profitent de leur immunité.
Lire,
c'est communiquer, c'est instaurer avec les notes que l'on écrit
dans les marges des passages qui nous ont émus, une complicité silencieuse
et secrète.
Yves Simon
Écrivain, compositeur
Le premier roman lu apprend à son lecteur que derrière
les dimensions standard d'un livre se cachent des océans,
des sentiments, des intrigues. Que sous la surface anodine d'un ensemble
de carton et de papier, des trésors de passions, de savoirs,
un infini mélange de saveurs, de parfums, de paysages naissent
sous l'empire des mots pour infiltrer le lecteur dans un réseau
qu'il ne pouvait imaginer. La lecture c'est la surprise, c'est le
pouvoir pour chacun, depuis la naissance de l'imprimerie, d'avoir
accès à l'intrigue de cour comme aux amours d'un paysan
anglais avec une princesse caucasienne. Le vil et le subtil s'allient
pour envoyer le lecteur vers des contrées que sa propre
histoire n'aurait pu constituer.
Les livres sont de petits vaisseaux spatiaux qui circulent
chargés de sens, d'émotions et d'esthétique,
partis à la rencontre de ces mystérieuses planètes
que sont les hommes.
Tomy Ungerer
écrivain dessinateur
La lecture me livre une éternelle jeunesse, elle m'excite,
me comble, et dans le tournant d'une phrase : un panorama. D'un côté,
Il y a la découverte d'une nouvelle lecture, d'un auteur caché,
et d'un autre, la relecture d'une oeuvre de prédilection dont
la lecture, patinée par l'usage, vous offre à n'en
pas finir des découvertes
Je vis chez moi parmi les dédales de plusieurs bibliothèques.
Je suis bibliophile, mon père l'était déjà.
Chaque volume a son odeur, chaque page sa texture, sa typographie,
parfois sa reliure si le livre est relié. Un livre est une
présence, ici, là, sous la main, une question de sensualité,
il y en a qui sont de vieux amis, fidèles, sensuels. J'ouvre
un livre comme on découvre une femme que l'on effeuille, le
livre se soumet à toutes les « phantasmes ». |